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d’elle. Je sors de la ville, je me précipite vers les vignes, je cours comme un fou de chemins en chemins sans savoir où je vais. Je l’appelle perfide, comme si elle m’avait fait des promesses. — Émile Dupuis ! criai-je sans m’inquiéter de savoir si on pouvait m’entendre, elle va se marier avec Émile Dupuis ! Allons, réjouis-toi donc, Jean-Denis ; tu vas être de noces : comme tu vas t’y amuser ! Il faudra te faire faire un habit de drap fin, afin qu’elle te trouve bien aimable. Oui, moque-toi de moi, va, fille sans cœur. Jean-Denis n’est qu’un pauvre diable de vigneron, mais il n’a jamais trompé personne, lui. Ah ! si ce n’était le bon Dieu !…

C’est ainsi que j’accusais Mlle Élisa. De sang-froid, j’aurais eu bien honte de toutes ces folies. Je l’appelais perfide ; m’avait-elle promis son amitié ? savait-elle elle-même si je l’aimais ? J’aurais dû me dire aussi que Mme Dupuis était amie d’enfance avec Mme Roset, qu’elle avait une fille de même âge à peu près que Mlle Élisa, ce qui expliquait suffisamment les visites de celle-ci ; que sais-je ? qu’Émile Dupuis, à peine hors des écoles et encore sans place, n’était pas en position de se marier. J’aimai mieux mettre mon cœur sous la meule et l’y broyer à plaisir. Suzette Guyot n’avait cependant pas inventé ce mariage, le bruit en avait réellement couru ; mais dans une petite ville il suffit qu’un garçon aille deux fois dans une maison où il y a de gentils minois pour qu’on vous marie à l’un d’eux, et si c’est la demoiselle qui fait la démarche, encore bien pis. Moi, pauvre vigneron, qui ne demandais qu’à vivre en paix avec tout le monde, qui n’ai fait à qui que ce soit une piqûre de fourmi, on ne m’a pas même laissé tranquille ; il a fallu que je fusse vilipendé, déchiré comme les autres. Ah ! langues maudites, si par momens je vous avais tenues sous ma serpette ! Il m’est arrivé de rester à l’affût des heures entières pour tuer une vipère ; m’aurait-elle mordu, comme vous, sans que je lui marche dessus ?

Je maigrissais à vue d’œil ; mon sang était tout en feu. Je ne dormais plus ; un peu de sommeil descendait-il par momens sur mes yeux, d’affreux rêves me faisaient bientôt regretter mes insomnies. Le jour, je ne travaillais presque pas ; je commençais un ouvrage que je quittais bientôt pour un autre que je n’achevais pas davantage. La moitié de mes journées se passait à courir d’une de mes vignes à une autre. Je n’allais plus chez Mmes Roset ; elles durent me croire malade, mais elles ne s’en informèrent pas, ce qui acheva de me froisser.

Un soir que j’avais souffert peut-être plus encore que les autres jours, je vins à passer prêt ! de l’église. Où allais-je ? Je n’en savais rien. Le grand air me valait mieux que de rester enfermé ; je me promenais pour me rafraîchir le sang. C’était le temps du mois de