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— Oh ! ma tante, dis-je vivement, comment pouvez-vous croire que je permettrais cela ? Elle, Mlle Élisa, travailler à la vigne !

— Alors, reprit-elle, elle ira donc en journée, ou bien travaillera-t-elle pour le monde ? Est-ce là ce que tu entends ? Voyons, parle. Tu me dis que non ; tu as donc trouvé un trésor ? Tu aurais bien dû le découvrir plus tôt : ta pauvre mère n’aurait pas attrapé sa fluxion de poitrine à laver la lessive chez Mme de Grailly ; mais, va, il vaut mieux qu’elle soit morte, elle aurait trop de chagrin de voir son Jean-Denis faire ce qu’il fait. Oui, oui, le bon Dieu l’a prise à temps, la pauvre femme ; il t’a épargné la peine de la faire mourir de chagrin. Tu baisses la tête, tu ne réponds pas. Peut-être trouves-tu que je te parle trop dur. Voyons, regarde-moi, c’est ta tante qui te parle ; tu n’as pas de honte à avoir. Tu sais ce que ta mère m’a dit après avoir reçu le bon Dieu : — « Denise, tu as déjà cinq enfans, mon Jean-Denis sera ton sixième ; si tu ne me promettais pas de lui servir de mère, j’aurais trop de peine à mourir. » — Je n’ai pas besoin de te dire ce que je lui ai répondu, tu étais présent. Eh bien ! Jean-Denis, écoute bien ceci ; écoute-le, comme si c’était ta vraie mère qui te le dise. Ce mariage ne se peut pas ; entends-tu bien, il ne se peut pas ! Rappelle-toi ce que disaient les anciens : La soie ne vaut rien pour doublure du droguet. Renonce donc à cet amour qui te perdra, et reviens à la raison.

Je répondis avec embarras que cela ne dépendait plus de moi, que j’avais assez lutté, qu’il était trop tard.

— Non, non, Jean-Denis, fit-elle, il n’est jamais trop tard pour s’amender. Raclée en avril, raclée en juillet, la mauvaise herbe vaut toujours mieux morte que vivante. Laisse-moi achever ce que j’ai à te dire. Je voulais encore attendre un an ou deux avant de te marier, mais je crois que nous ferons bien d’avancer la chose. Tu vas te cabrer ; laisse-moi dire, tu répondras. Tu connais Suzette Guyot ; tu sais quelle bonne fille c’est, travailleuse, économe, n’ayant pas peur de se baisser pour ramasser un grain de raisin ; elle ne dit pas de beaux mots, comme la petite Roset, mais pour porter la soupe à la vigne, il n’est pas besoin d’être si déliée. Voilà la femme qu’il te faut ; qu’en dis-tu, Jean-Denis ?

Je secouai la tête et ne répondis pas.

— Sais-tu, continua ma tante, sais-tu que Suzette aura à la mort de son père, qui n’est plus de la première jeunesse, quarante ouvrées de vigne ? Quarante ouvrées, c’est une belle motte de terre ! Plus de partages à faire, les deux quaris font le muids, et le petit écu vaut six livres. Travailler pour un maître, c’est avoir une jambe de bois. C’est ton grand-père qui le disait, tu dois te le rappeler. Le chagrin de toute sa vie, à ce pauvre cher homme, a été de ne