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comme nous faisons dieux) et Dieu, l’un au sujet et l’autre au régime. C’est de la sorte que le rapport indiqué en latin pour le génitif se marquait sans la préposition de, qui est actuellement nécessaire, et qu’on disait l’Hôtel-Dieu, c’est-à-dire l’Hôtel de Dieu. Dans. les conjugaisons, on remarque l’absence de l’s aux premières personnes du singulier, archaïsme qui a été conservé dans la poésie à titre de licence. Une foule de sons étaient alors dissyllabes qui sont devenus monosyllabes. Ainsi on disait reançon pour rançon, meür pour mur, seür pour sûr, etc.[1]. Il y a donc eu, à une certaine époque, un remaniement de la langue ; il la laissa moins régulière et moins analogique qu’elle n’était sortie de la fournaise qui avait fondu le latin en français. À ces mots moins régulière, moins analogique, beaucoup sans doute, qui se sont accoutumés à regarder la langue actuelle comme élaborée et purgée de toute incorrection et la langue ancienne comme pleine de barbarie et de rouille, s’étonneront que je qualifie ainsi le changement opéré. Sans doute la langue actuelle est bien autrement polie et cultivée, les siècles, de beaux génies, une société de plus en plus florissante, ayant apporté leur tribut à l’œuvre commune ; mais toute polie et cultivée qu’elle est, pourtant elle n’égale pas en correction, en régularité, en analogie, celle dont elle est descendue, de sorte qu’il est regrettable que toutes les ressources de perfectionnement et de culture se soient appliquées à un instrument moins bon, la langue du XVIe siècle, et non à un instrument meilleur, la langue du XIIe et du XIIIe.

Nous sommes là devant une solution de continuité qui mérite d’être considérée un moment. Par sa descendance directe du latin, le français primitif reçut un caractère précieux qui en fit tout d’abord un idiome civilisé, grammatical, conséquent. Les traces de l’origine ne furent pas tellement effacées, qu’on ne reconnaisse l’une de ces langues pour mère, l’autre pour fille ; ceci soit dit de la barbarie prétendue qu’on attribue vaguement à l’ancien langage. Si barbarie doit signifier l’altération subie par chaque mot (et évidemment, tel ne doit pas en être le sens, car la condition du français est cette altération même), les siècles suivans ont plus aggravé cette corruption primitive qu’ils n’y ont remédié. Si au contraire (ce qui est le vrai sens) il faut entendre par barbarie les anomalies irrationnelles, les exceptions sans fondement, les interruptions fréquentes de l’analogie, en ce cas un coup d’œil comparatif montre clairement que l’avantage est du côté qui a été si longtemps regardé comme

  1. Si l’on demande comment nous savons que nos aïeux résolvaient en effet ces syllabes en deux, il est aisé de s’en assurer par la mesure des vers. Les vers, étant fondamentalement les mêmes alors qu’aujourd’hui, possèdent la propriété d’indiquer quel était le nombre des syllabes dans un mot ; aussi sont-ils d’un excellent secours pour déterminer la prononciation ancienne en ce cas aussi bien qu’en plusieurs autres.