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dit la belle-mère. — Je suis prêt, répond Jaquinot, parlez, je vais écrire. — Vous vous lèverez le premier, reprend la femme ; la nuit, si l’enfant se réveille, vous le bercerez, le promènerez, le porterez et rendormirez. Vous ferez le pain et la lessive, vous mettrez le pot au feu, et enfin dès aujourd’hui :


… Vous me ayderez à l’ordre
La lessive auprès du cuvier.


Avez-vous écrit ? — C’est fait. — Eh bien ! maintenant, signez et obéissez. — Jaquinot signe, et la femme, pour première épreuve, le conduit auprès de la cuve qui sert à blanchir le linge ; mais le pied lui manque, et la voilà tombée dans l’eau. Or la cuve était profonde et pleine jusqu’au bord. — Jaquinot, s’écrie la belle-mère, secourez votre femme, tirez-la de ce baquet. — Cela, répond Jaquinot, n’est pas dans mon roullet. — Mon bon mari, dit la femme à son tour, sauvez-moi la vie, tendez-moi la main. — Cela n’est point dans mon roullet. — Et à chaque plainte, à chaque prière de sa femme, l’impassible Jaquinot oppose la même réponse, en répétant l’une après l’autre toutes les conditions qui lui ont été imposées.


LA FEMME.

Hélas ! qui à moy n’attendra
La mort me viendra enlever.

JAQUINOT, lisant son roullet.

Boulenger, fournier et buer…

LA FEMME.

Tost pensez de me secourir.

JAQUINOT.

Aller, venir, trotter, courir…


Il y a là un jeu de scène qui, malgré la trivialité de la donnée première, pourrait figurer dans la bonne comédie, et qui, rehaussé par le style éclatant de Molière, ne serait point indigne de ce grand maître. Après bien des supplications, la femme demande grâce, et s’engage à faire elle-même tout ce qu’elle avait exigé de son mari. Alors Jaquinot l’aide à sortir de la cuve, et elle lui promet qu’à l’avenir elle lui permettra d’être le maître.

On le voit par les détails qu’on vient de lire, ces bonnes gens du moyen âge, qu’on a représentés tant de fois comme des Werther et des Saint-Preux, vivant, soupirant et mourant pour les dames, étaient loin d’être galans envers elles dans leur théâtre, et nous serions pour notre part assez disposé à croire qu’ils ne l’étaient guère plus dans la vie pratique. Le servage d’amour de la chevalerie n’est peut-être en réalité qu’une affaire tout extérieure d’étiquette, un jeu d’esprit des romanciers et des poètes. Nous nous sommes toujours défié de cette teinte rêveuse et sentimentale dont on a voulu colorer les mœurs du bon vieux temps, car on en rencontre difficilement les traces dans les faits positifs. Sans doute il y a eu à toutes les époques des natures d’élite ouvertes aux pures affections du cœur ; mais ces sentimens ont été, nous le pensons, très rares et très exceptionnels dans notre vieille civilisation, aussi bien parmi les chevaliers que parmi les vilains. Les mœurs dans la pratique étaient généralement grossières et sensuelles : les