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milieu de ces conjonctures terribles ; il a mis en pleine lumière la sagacité, la délicatesse de conscience, enfin la résolution virile avec laquelle le jeune empereur François-Joseph a su concilier à la fois et ses devoirs de reconnaissance vis-à-vis de la Russie et ses devoirs plus impérieux envers son peuple, envers l’Allemagne entière, envers toute la civilisation européenne[1]. Je ne viens pas répéter ce qui a été si bien dit ; il y a mille aspects divers, il y a mille intérêts particuliers dans cette crise immense, et ce n’est pas le succès de notre diplomatie ou de nos armes, c’est l’indépendance des nations allemandes qui m’occupe aujourd’hui. L’alliance de la confédération germanique avec les puissances maritimes marquera une phase nouvelle, a-t-on dit, dans la question d’Orient ; je veux montrer qu’elle ouvrira surtout une phase nouvelle dans l’histoire politique de l’Allemagne, je veux prouver qu’elle soustraira enfin une grande nation à un joug trop patiemment subi.

Il y a un point qui m’a toujours frappé chez les maîtres de la science historique en Allemagne. C’est à eux qu’appartient l’honneur d’avoir signalé avec précision, avec cordialité, l’union des races germanique et romane et la part qu’elles ont prise en commun à l’œuvre de la civilisation moderne ; d’où vient qu’ils aient obstinément fermé les yeux aux menées souterraines ou aux éclatantes entreprises de l’invasion moscovite ? M. Léopold Ranke a contribué plus que personne à mettre en évidence la fraternité de ces races primitivement ennemies, races du nord et races du sud, nations germaniques et nations néo-latines ; il les montre toujours divisées en apparence et toujours unies au fond par les mêmes intérêts, séparées par la guerre et les passions, et travaillant sans relâche à une même œuvre, en sorte que leurs guerres ne semblent autre chose que des guerres intestines, et que de l’antagonisme de ces forces résulte une harmonieuse unité. Cette unité, c’est le merveilleux faisceau des nations occidentales de l’Europe, c’est ce monde libéral et chrétien qui a repoussé avec Charles-Martel l’invasion des Arabes, qui a dompté et transformé avec Charlemagne les dernières hordes germaines, qui a délié chevaleresquement l’islamisme dans le glorieux mouvement des croisades, qui a arrêté et circonscrit l’invasion ottomane pendant une lutte de deux siècles, et qui, assuré désormais de son indépendance, a fondé chez lui cette monarchie tempérée, inconnue à la société orientale comme à l’antiquité païenne, et produit, sous l’égide de la religion la plus spiritualiste qui fut jamais, une civilisation agrandie sans cesse par tous les miracles de la pensée.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1854, l’Autriche dans la question d’Orient, par M. Eugène Forcade.