Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du conquérant, les peuples germaniques s’étaient jetés en aveugles sous la main de la Russie ; en tenant si ferme aujourd’hui le drapeau du droit européen, en conduisant avec tant de désintéressement et de vigueur la résistance de l’Occident à l’invasion du Nord, le gouvernement français ramènera l’Allemagne au sein de cette société d’où l’influence russe l’éloignait chaque jour davantage. Déjà ce nom de Napoléon n’excite plus chez les patriotes les plus défians les colères d’autrefois. Écoutez celui qui avait porté même dans la critique littéraire toutes les passions furieuses du parti teutonique, le gallophobe que Louis Bœrne appelait un mangeur de Français (Franzosenfresser). « La France, s’écrie M. Wolfgang Menzel dans un éloquent appel à la Prusse, est moins menacée que la Prusse. Tôt ou tard, cela est certain, il faudra que nous fassions la guerre à la Russie. Quelle sera notre position quand cette heure-là aura sonné ? Laissez grandir encore l’invasion, et bientôt la Baltique entière ne sera plus qu’un lac moscovite. Nous aurons l’appui de l’Autriche ; mais entre la Prusse et l’Autriche ne voyez-vous pas ce terrible boulevard ? C’est la Pologne, placée comme un coin au cœur de l’Allemagne pour la briser en deux. Serons-nous sûrs alors d’avoir les alliés qui nous tendent la main aujourd’hui ?… La France, sans que nous l’ayons appelée, vient chevaleresquement à notre aide ; qu’elle soit au moins la bienvenue ! »

Si l’évocation des souvenirs de 1813 est désormais un moyen sans vertu, si le nom de Napoléon n’éveille plus d’intraitables rancunes, que reste-t-il à la Russie pour effrayer l’Allemagne ? Il lui reste le spectre de la révolution : » La révolution a corrompu l’Europe ; moi seule, la sainte Russie, je puis raffermir les trônes. » Non ! malgré les discours de M. Stahl, c’est aussi là un procédé qui s’épuise. Le despotisme russe a besoin de la démagogie pour mener ses projets à bon terme ; mais la démagogie n’a pas moins besoin du despotisme russe pour soulever les peuples et les mener à l’abîme. L’esprit russe et l’esprit révolutionnaire comptent également l’un sur l’autre et se rendent les mêmes services. Il n’y a pas longtemps qu’on l’a dit, et c’est là une vérité si évidente, qu’elle est déjà un lieu commun. Cette alliance tacite de l’esprit russe et de la démagogie, les démagogues jusqu’ici se gardaient bien d’en parler ; ils ont rompu le silence, et le doute n’est plus permis. De tous les publicistes, écrivains ou orateurs, qui ont formé des vœux dans ces derniers temps pour le succès des armées moscovites, nul ne l’a fait avec plus d’originalité et de cynisme qu’un des chefs de la jeune école hégélienne, M. Bruno Bauer.

L’argumentation de M. Bruno Bauer, noyée dans un torrent de divagations socialistes, se réduit à ces deux points : — toutes les aristocraties ont été détruites dans le monde ; il n’en reste plus qu’une