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de changer la face de la civilisation et de commencer une ère nouvelle. Histoire, législation, finances, politique, morale, littérature, sciences, tout fut remanié et refondu par un principe nouveau qui, partant de la sensation, allait aboutir à la souveraineté de la raison. De là la prodigieuse activité de cette époque mémorable. S’appuyant sur la volonté comme sur un levier dont on avait méconnu la puissance, le XVIIIe siècle s’élance avec ravissement au-devant de l’avenir, où il entrevoit dans un lointain lumineux le règne de la justice et de l’amour. Aussi quelle joie, quels cris d’allégresse, quel enthousiasme s’échappent du milieu de cette folle génération, qui semble sortir d’un cachot et respirer pour la première fois l’air pur et fortifiant de la liberté ! Chacun secoue ses langes, chacun dénoue sa ceinture, chacun s’empresse de rejeter la vieille enveloppe comme un ciliée de mortification trop longtemps imposé à la crédulité de l’esprit humain. La vieille société est attaquée de toutes parts, les distinctions de naissance et de fortune font place à celles de l’esprit ; on se rapproche, on se réunit, on se répand au dehors, on se livre sans contrainte aux plaisirs aimables de la vie en rêvant au bonheur des générations futures. Tout change, tout se transforme, tout prend un air de fête et de jeunesse. Les arts, la poésie et surtout la musique s’empreignent d’une sensibilité plus pénétrante, et les femmes, qui ont joué un rôle si important dans un siècle qui a proclamé que « les grandes pensées viennent du cœur[1], » ne semblent-elles pas accuser la révolution profonde qui se fait alors dans les idées et dans les mœurs, non-seulement en se livrant avec plus d’abandon aux sentimens qui les inspirent, mais aussi en repoussant ces vieux costumes qui emprisonnaient leurs charmes, en revêtant ces robes élégantes aux couleurs joyeuses et printanières où l’on voyait briller un goût exquis et une fantaisie adorable ? Deux mots sacramentels, qui étaient dans toutes les bouches, peuvent résumer l’esprit et les tendances de cette grande époque d’émancipation : le mot humanité, qui fut jeté dans la circulation par un écrivain obscur[2], et qui exprimait admirablement les besoins de justice, d’égalité et de réformes sociales qui étaient dans le cœur de tous, — et le mot nature, par lequel se manifestait le mouvement scientifique qui poussait l’esprit humain à étudier les phénomènes du monde extérieur.

De ce désordre fécond où s’élaboraient les élémens d’une société nouvelle, de cette bruyante insurrection contre le moyen âge et les institutions du passé, il nous est resté un monument curieux, l’Encyclopédie,

  1. Pensées de Vauvenargues.
  2. L’abbé de Saint-Pierre.