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À ces propos sans suite, qui s’échappaient des lèvres comme d’un vase qui déborde, se mêlaient des soupirs, des aveux, des déclarations, des agaceries et des rimproveri aussi légers que l’air qui effleurait les gondoles de sa fraîche baleine. Il n’y a que Paisiello qui, dans son introduction du Roi Théodore, ait su rendre il dolce mormorio et le flou harmonieux de l’une de ces nuits voluptueuses de Venise, qui faisaient dire à Sansovino dès le XVIe siècle : « La musique avait véritablement son siège dans notre ville ! (La musica aveca la sua propria sede in questa città !)

Ces barcaroles et ces arie de batello, qui formaient la musique populaire de Venise, se divisaient en deux familles très distinctes. Les unes étaient des mélodies larges et flottantes, d’un caractère mélancolique, et qui étaient au moins aussi anciennes que la république. Écrites presque toutes dans les tons mineurs, on les croyait des lambeaux de la musique des Grecs que le temps avait épargnés. Marcello s’en est inspiré dans plusieurs de ses psaumes, et Rossini en a imité le caractère dans l’admirable canzone que chante le gondolier au troisième acte d’Otello. Les autres, plus gaies, plus vives, mieux rhythmées et beaucoup plus modernes, étaient le fruit de l’instinct ou de quelques compositeurs aimables qui ont cultivé ce genre facile. Tels étaient il Chiozzetto (Jean Croce), Bassani, Bonagiunta, chanteurs de la chapelle ducale, Angelo Colonna, et ce barbier Apollini, qui maniait le violon non moins dextrement que le rasoir, et qui au commencement du XVIIIe siècle eut une vogue étonnante que M. Perruchini, le dernier des Vénitiens, a presque renouvelée de nos jours. Ces deux genres de mélodies étaient comme les deux élémens qui composaient la société vénitienne. Les unes reflétaient le caractère noble et sérieux de l’aristocratie, les autres la gaieté et l’insouciance d’un peuple qui vivait de rêves, de sorbets et de concerts.

Enveloppée d’une sorte de vapeur sonore qui s’élevait de toutes ces gondoles joyeuses, celle de la Vicentina s’approchait de Venise sans que Lorenzo eût osé proférer un mot. Silencieux, triste et mécontent de lui-même, il cherchait à retenir l’accent de cette voix solitaire qui avait retenti au fond de son cœur. Déjà les lumières du Grand-Canal brillaient dans le lointain, déjà le bisbiglio et les frémissemens de la ville devenaient plus distincts, lorsqu’au passage d’un traghetto Lorenzo crut reconnaître Beata, qui fuyait dans une gondole et disparut comme un rayon de l’idéal.

.......... Ave
Maria, cantondo ; e cantando vanio
Come per arqua cupa cosa grave[1].

  1. Dante, Paradiso, chant III, terzina 40.