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« Pierre Ier a supprimé la question et la chancellerie secrète. Catherine a défendu la question. Alexandre en agit de même. Les aveux arrachés par la peur ne sont point reconnus valables par la loi. Le fonctionnaire qui a recours à des moyens coercitifs pour faire parler un prévenu s’expose lui-même à être mis en jugement, et la pénalité qui l’attend est rigoureuse. Néanmoins les détenus sont encore soumis à la question d’un bout à l’autre de la Russie, depuis le détroit de Behring jusqu’à Tauroguen. Lorsqu’on suppose qu’il serait dangereux de la donner avec des verges, les meurtrissures qu’elles laissent pouvant éveiller l’attention de l’autorité suprême, c’est à une chaleur suffocante qu’on soumet les prisonniers, à la soif atroce que provoquent des alimens salés… Le pouvoir n’ignore pas ces abus, la plupart des gouverneurs les encouragent, le sénat les tolère, les ministres se taisent, l’usage l’emporte sur la loi ; l’empereur et le synode, les propriétaires et les officiers de quartier partagent à cet égard la même opinion ; ils ne voient point, disent-ils, pourquoi on ne battrait pas les paysans, et pensent même qu’il est bon de le faire de temps en temps.

« La commission nommée pour découvrir les incendiaires interrogea, c’est-à-dire fouetta pendant près de six mois, et ne découvrit rien. L’empereur en fut indigné et donna ordre de terminer l’enquête en trois jours. Cette injonction fut obéie ; on découvrit des coupables qui furent condamnés à la peine du knout[1], à la marque et aux travaux forcés. On réunit tous les domestiques serfs des maisons incendiées pour les faire assister au terrible supplice. C’était en hiver, et j’étais alors détenu dans la prison de la gendarmerie de la caserne de Kroutitzki. Le chef d’escadron de ce corps, bon vieillard qui assistait à cette exécution, m’en rapporta les détails suivans. Le condamné que l’on amena le premier sur le lieu du supplice proclama à haute voix son innocence, et affirma qu’il ne s’était accusé que pour mettre un terme aux mauvais traitemens qu’on lui avait infligés ; puis il ôta sa chemise, et tournant son dos du côté des assistans, il ajouta : Voyez, orthodoxes ! Un murmure d’effroi agita la foule ; le dos du patient n’était du haut en bas qu’une plaie bleuâtre, et c’est sur ces stigmates saignans qu’on allait lui appliquer le knout. La sombre attitude du peuple engagea la police à hâter l’exécution, et les bourreaux ne donnèrent point le nombre de coups fixé par la loi. Quant aux autres condamnés, on se borna à les marquer et à les enchaîner, afin d’en finir plus promptement ; mais les détails de cette

  1. La marque est abolie depuis longtemps en Russie ; le knout l’a été en 1843. Il est remplacé par la peine du plete, qui, au lieu d’être formé comme le knout d’une bande de cuir longue, épaisse et durcie à dessein, se compose de plusieurs lanières courtes et étroites.