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que sa voix ne devait point dominer dans ce chaos infernal. C’était un homme parfaitement inoffensif et sans aucune valeur politique. Les trois principaux accusés entendirent d’ailleurs avec non moins de fermeté que tous les autres la sentence qui fut rendue contre eux. Ils ne se démentirent point plus tard : Outkine mourut en prison, Sokolovski, ayant été transféré malade à l’armée du Caucase, finit ses jours à Piatigorsk peu de temps après. Le troisième fut relégué à Perm au bout de quelques années et y tomba dans le piétisme.

La détention était finie, l’exil allait commencer. C’est sur les frontières de la Sibérie que nous allons étudier maintenant avec M. Hertzen l’administration russe sous une face nouvelle, et observer les hommes chargés d’appliquer la peine après ceux qui l’ont prononcée.


III


Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell’ eterno dolore.


« Ces vers, dit M. Hertzen, conviennent également à la porte de l’enfer et au chemin qui conduit en Sibérie. » On voit dans quelle disposition le prisonnier quittait Moscou pour le lieu de son exil, après avoir échangé sous les yeux de gardiens impatiens les derniers adieux avec sa famille. Quelques instans après cette douloureuse entrevue, la calèche qui emportait M. Hertzen roulait sur la route de Perm. Le gendarme qui accompagnait l’exilé avait ordre de faire au moins deux cents verstes par jour. On dévorait donc l’espace, les haltes étaient rares et courtes. Les incidens de ce triste voyage n’ont rien de très caractéristique : lutte contre les intempéries d’une saison encore rigoureuse, stations forcées au bord de rivières qui charrient ou au milieu de routes impraticables, ça et là des rencontres importunes, quelques conversations avec des employés dont les questions indiscrètes ne laissent de place qu’à des réponses évasives, voilà ce qui remplit les heures où la calèche ne roule pas avec la rapidité d’une flèche à travers les solitudes désolées de la Russie occidentale. Nous citerons cependant une scène où le contraste du paysan russe et du Tatare se montre sous un aspect assez curieux. Le prisonnier vient d’arriver sur les rives du Volga, dans les environs de Kasan. Le fleuve a débordé à plus de cinquante verstes, et le service du bac est suspendu. Il serait prudent d’imiter les voyageurs libres dont les voitures stationnent sur la plage, attendant que le passage soit redevenu possible ; mais le gendarme, préoccupé d’éviter tout retard et quelque peu étourdi par des libations trop copieuses, prétend passer tout de suite. On fait donc venir une barque, la calèche y est transportée, et l’on part.