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quelques-unes des favorites qui ont joué un grand rôle dans l’histoire ; connaissant les goûts du vieillard et craignant de le perdre, elle se choisissait des rivales. Le gouverneur en était plein de reconnaissance, et ce couple fort peu édifiant, comme on voit, faisait très bon ménage.

« La journée du gouverneur était fort occupée ; il passait toutes les matinées à travailler dans son cabinet ou dans les bureaux. C’est à trois heures seulement qu’il s’abandonnait aux plaisirs poétiques de l’existence. Le dîner était pour lui une affaire des plus importantes ; il aimait à manger, et à manger en compagnie. Aussi avait-il toujours table ouverte pour douze convives ; lorsqu’il ne lui en venait que la moitié, il perdait un peu de sa gaieté ; s’il n’en voyait que deux, il était désespéré ; arrivait-il que la salle fût vide, il était le plus malheureux des hommes et allait tristement dîner avec sa compagne. On trouvera peut-être étrange qu’il n’y eût point toujours grande affluence à la table d’un hôte qui comme lui aimait à traiter largement ses convives. Cela tenait à sa position officielle, qui ne permettait pas aux employés de jouir sans réserve de cette généreuse hospitalité, et défendait au gouverneur de transformer son hôtel en auberge. Ajoutons que les procédés de Tioufaïef étaient faits pour éloigner bien des gens. Connaissant à fond les hommes qui l’entouraient, il les méprisait souverainement et se comportait à leur égard comme il le faisait avec ses chiens. Il les traitait avec une familiarité extrême ou avec une grossièreté qui passait toutes les bornes. Enfin il ne pouvait recevoir que les plus hauts dignitaires du gouvernement (et la plupart d’entre eux n’étaient point en faveur auprès de lui), les riches marchands du pays, les soumissionnaires de la couronne et les voyageurs de distinction.

« Comme bien on pense, Tioufaïef avait une sourde haine pour l’aristocratie ; les épreuves qu’il avait subies justifiaient ce sentiment. La chancellerie d’Araktcheïef avait été pour Tioufaïef le premier lieu où il eût trouvé protection. Avant cette époque, les chefs sous lesquels il servait ne lui offraient même point une chaise, et le chargeaient de leurs commissions comme un domestique. Lorsqu’il n’était encore qu’intendant, un colonel lui avait appliqué à Vilna une volée de coups de bâton. Tous ces procédés avaient profondément ulcéré le cœur de l’ancien expéditionnaire ; mais son tour était venu maintenant qu’il était gouverneur : il pouvait refuser un siège, tutoyer, élever la voix, et souvent même traduire des nobles à parchemins devant les tribunaux. »

Une anecdote que rapporte M. Hertzen achève de caractériser cette nature sensuelle et grossière. Quelques années avant le séjour de M. Hertzen à Viatka, ce satrape sibérien avait entretenu publiquement des relations intimes avec la sœur d’un pauvre fonctionnaire