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croit plus à son drapeau ; son épée l’embarrasse, l’uniforme lui pèse, il s’arrête. D’autre part, son ardente nature a déjà rencontre des excitations et des obstacles ; il a aimé avec la fougue d’un jeune homme et les raisonnemens d’un philosophe, et quand sa passion a été contrariée par les usages ou par les lois de la société, ce n’est pas à sa passion qu’il a donné tort. Ce découragement politique dont il est gagné, cet amusement périlleux de l’amour, puis les amertumes qui en sont la suite, le vide qui se fait dans son âme après ces diverses épreuves, voilà ce qu’il eut l’idée de mettre dans un livre. Le hasard lui procura le titre de son roman et le nom du héros, Jacopo Ortis, de la province de Frioul, étudiant dans l’université de Padoue, s’était donné la mort de deux coups de poignard. Personne ne sut les motifs de ce suicide ; l’étudiant de Padoue descendit dans la tombe sans laisser ni un mot écrit pour ses païens, ni la possibilité d’une conjecture pour les curieux. Foscolo ne connaissait pas Ortis, mais il admira cette fin stoïque. Il se souvint que dès sa première jeunesse il avait beaucoup médité sur ce genre de mort, le suicide était le sujet favori de ses pensées. Beaucoup d’opinions s’étaient modifiées en lui depuis qu’il avait commencé d’en avoir, le point de la mort volontaire était le seul où il ne changeait pas. Il s’identifia lui-même avec Jacopo Ortis, lui prêta ses propres amours, quelques-unes de ses propres aventures, et lui prit son nom et ce suicide qu’il ne se pouvait empêcher d’admirer. Foscolo écrivait beaucoup de lettres d’amour et il les recopiait, un peu parce que son écriture était mauvaise, beaucoup parce qu’il y tenait, et qu’il les appelait les trésors de son cœur. Il les conservait dans les cahiers où étaient ses manuscrits ; ainsi ces feuilles passionnées étaient mêlées à tous ses travaux de poésie, de philosophie ou d’érudition ; des protestations d’amour étaient confondues parmi les essais d’une traduction de la Chevelure de Bérénice, et les révélations les plus intimes du cœur étaient égarées au milieu d’essais philologiques sur Callimaque. Ce mélange était un trait de caractère : ces lettres étaient là placées à peu près comme ses amours l’étaient eux-mêmes au milieu de sa vie. À quoi tenait-il le plus, de ses lettres ou de ses livres ?

En mettant quelques-unes de ces lettres dans son roman de Jacqves Ortis, il crut y déposer une partie de son cœur même, et il avait raison ; jamais Foscolo ne fut poète par métier, La littérature n’était pas pour lui une charmante et trompeuse industrie ; ses livres pouvaient prêter à la critique, mais ses livres, c’était lui-même ; de cette sincérité il se faisait une vraie religion, il les écrivait avec le sang de ses veines. Ce n’est pas toujours là le secret du succès. Sans doute ces peintures véridiques, où le métier s’efface devant la nature, produisent un effet assuré sur le public ; mais cette sincérité, il faut qu’elle