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siècle, et pour nous qui avons aussi l’expérience des maux de la pairie, pour nous que nul trouble et nul bouleversement ne devraient étonner, nous regardons pourtant avec une surprise douloureuse le curieux tableau que présente ce XVe siècle.

Un voyageur italien, un des disciples de Dante, Fazio degli Uberti, avait parcouru la France à cette époque, et il raconte dans son étrange poème, le Dittamondo, le spectacle qui l’avait effrayé. « Toute la contrée était brûlée, les larges routes s’étaient rétrécies en sentiers, les vergers étaient sans fruits, les champs sans blé. » Et les aventuriers qui s’en allaient dans les pays étrangers racontaient dans les veillées, à l’effroi de leurs auditeurs, qu’il n’y avait plus debout hors des villes une seule maison depuis la Picardie jusqu’en Allemagne, mais que les herbes et les bruyères poussant partout donnaient à chaque province l’aspect d’une immense forêt d’où les bêtes féroces sortaient pour attaquer les hommes. Et mieux valait-il dire dorénavant terre déserte que terre de France, car les trois glaives du Seigneur, Guerre, Peste et Famine, frappaient sans relâche sur la malheureuse nation. Ainsi les chroniques de France remplaçaient, dans les causeries du soir chez les peuples voisins, les histoires effrayantes des fantômes et des monstrueuses merveilles. Nous retrouverons jusqu’à la fin du siècle, — dans la conduite de la bourgeoisie, de même que dans le génie de son interprète, Coquillart, — la conséquence nécessaire non-seulement de ces misères matérielles, mais surtout des misères morales, qui présentent un tableau plus étrange et plus sombre encore.

C’est là en effet le côté caractéristique du XVe siècle, la perturbation du sens moral, le doute partout, l’aveuglement de toutes les consciences, les plus pures comme les plus élevées, l’hésitation chez les plus savans, la mutabilité chez les plus sincèrement convaincus. Et ce n’était pas cette sorte de doute qui est produit par l’orgueil de l’homme se dressant contre la foi et contre Dieu au milieu de la prospérité et du loisir ; non, c’était le doute de la conscience sincère qui cherche humblement et avec foi, et qui ne trouve partout qu’idées fléchissantes, que choses corrompues, honteuses et abattues. C’est ainsi que la Providence, préludait à cette grande révolution qui devait finir par la destruction du moyen âge, et elle y travaillait en enveloppant d’un voile de honte et de faiblesse les objets des plus vieux respects, les traditions jusque-là les plus fortes, les plus saintes et les plus fécondes.

Au milieu de toutes ces ruines, il y avait çà et là sur le sol de la France quelques points debout encore où une apparence de société régulière et une possibilité de vie s’étaient conservées. C’étaient les bonnes villes, comme on les appelait, celles à qui une organisation municipale fortement constituée avait donné une vie propre, presque indépendante, et qui, protégées par de solides murailles, par l’habileté politique de la commune, avaient pu se garantir des ennemis, mais surtout des protecteurs. Elles étaient bien, elles aussi, entraînées dans cet orbite de douleurs que décrivait la patrie, mais elles conservaient leur mouvement propre, qui n’était du reste ni sans convulsions ni sans menaces de ruine prochaine.

Lorsque Guillaume Coquillart vint au monde, vers l’année 1421, Reims était de toutes ces cités celle qui présentait le plus complet tableau de la vie