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second ou de troisième ordre, Florence, Pise, Sienne, Perugia ? Avant de tenir dans l’échelle de la grandeur humaine un rang comparable à ces villes-là, New-York et Boston ont bien à faire, et je doute que ce soit par les sociétés légumistes et la propagation de la pure doctrine unitaire qu’elles arrivent à s’en approcher.

Persuadé que le perfectionnement de la société humaine consiste uniquement dans l’amélioration de l’individu, Channing s’attache avec passion à des détails qui nous font presque sourire. Il a vu avec raison que l’intempérance est la principale cause de la misère et de la grossièreté des classes inférieures, d’où il conclut que guérir l’intempérance serait attaquer à sa racine le mal social : une grande partie de sa vie et de son activité fut en effet consacrée à cette œuvre très louable assurément. Mais en vérité un peuple qui ne boira que de l’eau en sera-t-il plus grand ? réalisera-t-il une plus belle page de l’histoire humaine ? trouvera-t-il un plus haut idéal de l’art, de la pensée ? Cette manière d’attacher une importance sociale à une chose que nous ne pouvons envisager que comme relevant de la morale individuelle montre bien l’abîme qui sépare la pensée américaine de la nôtre, et combien il est difficile qu’en suivant des vues si différentes le nouveau et le vieux monde se rencontrent jamais dans une même politique et une même foi.

Des deux façons en effet de concevoir le progrès humain, — soit comme résultant de l’élévation graduelle de l’ensemble de l’humanité, et par conséquent des classes inférieures, vers un état meilleur, — soit comme réalisé par une aristocratie, supposant au-dessous d’elle un vaste abaissement, — Channing s’attacha très décidément à la première. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un reproche : ce sera évidemment la destinée de l’Amérique d’essayer l’œuvre du progrès de l’esprit humain sur ce pied inconnu jusqu’ici : belle et grande destinée, mais qu’il faut se garder d’envisager comme absolue et d’opposer à la manière toute différente dont l’Europe continuera vraisemblablement d’envisager la civilisation! Si l’on prend son parti une fois pour toutes sur le sacrifice de quelques-uns aux besoins de l’œuvre commune, si l’on admet, comme le faisait l’antiquité, que la société se compose essentiellement de quelques milliers d’individus vivant de la vie complète, les autres n’existant que pour la leur procurer, le problème est infiniment simplifié et susceptible d’une bien plus haute solution. On n’a pas à tenir compte d’une foule d’humilians détails auxquels la démocratie moderne est obligée de songer. L’élévation d’une civilisation est d’ordinaire en raison inverse du nombre de ceux qui y participent; la culture intellectuelle cesse de monter dès qu’elle aspire à s’étendre; la foule, en s’introduisant dans la société cultivée, en abaisse presque toujours le niveau.