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bientôt à aimer ce qu’on fait, quand on ne fait que ce qui est bien. Mais pour prendre cette habitude, qu’on ne commence à goûter qu’après l’avoir prise, il faut un motif ; je vous en offre un que votre état me suggère : nourrissez votre enfant. J’entends les clameurs, les objections ; tout haut, les embarras, point de lait, un mari qu’on importune ; tout bas, une femme qui se gêne, l’ennui de la vie domestique, les soins ignobles, l’abstinence des plaisirs. Des plaisirs ? Je vous en promets et qui rempliront vraiment votre âme… L’habitude la plus douce qui puisse exister est celle de la vie domestique qui nous tient plus près de nous qu’aucune autre… J’ai beau chercher où l’on peut trouver le vrai bonheur, s’il en est sur la terre, ma raison ne me le montre que là. Les comtesses ne vont pas d’ordinaire l’y chercher, je le sais : elles ne se font pas nourrices et gouvernantes, mais il faut aussi qu’elles sachent se passer d’être heureuses ; il faut que, substituant leurs bruyans plaisirs au vrai bonheur, elles usent leur vie dans un travail de forçat pour échapper à l’ennui qui les étouffe aussitôt qu’elles respirent, et il faut que celles que la nature doua de ce divin sens moral, qui charme quand on s’y livre et qui pèse quand on l’élude, se résolvent à sentir incessamment gémir et soupirer leur cœur, tandis que leurs sens s’amusent… Jeune femme, voulez-vous travailler à vous rendre heureuse ? commencez d’abord par nourrir votre enfant : ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même. Votre mari est jeune, il est d’un bon naturel ; voilà ce qu’il nous faut. Vous ne me dites point comment il est avec vous : n’importe, fût-il livré à tous les goûts de son âge et de son temps, vous l’en arracherez par les vôtres, sans lui rien dire ; vos enfans vous aideront à le retenir par des liens aussi forts et plus constans que ceux de l’amour : vous passerez la vie la plus simple, il est vrai, mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont j’aie l’idée. Mais, encore une fois, si celle d’un ménage bourgeois vous dégoûte et si l’opinion vous subjugue, guérissez-vous de la soif du bonheur qui vous tourmente, car vous ne l’étancherez jamais[1]. »

J’ai cité cette belle lettre, d’abord parce qu’elle est peu connue, et ensuite parce qu’elle pose la question comme l’entendait Rousseau. L’allaitement en effet n’est pas la partie la plus importante des soins d’éducation que Rousseau veut que la mère donne à l’enfant. Soyez nourrice, si vous pouvez, c’est-à-dire si vous avez la force et la santé nécessaires pour bien nourrir votre enfant ; lorsque vous n’avez pas vous-même de quoi donner un bon fait à votre enfant, donnez-lui le lait d’une étrangère, et ne le faites pas jeûner sous prétexte de le nourrir ; mais avant tout soyez mère, c’est-à-dire occupez-vous de

  1. Correspondance, t. IV, édit. Furne, 786-787.