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peuple, on n’a jamais qu’une langue, celle de sa nature et de sa nation, eût-on vingt idiomes différens à sa disposition. Cependant il y a dans les langues deux choses à considérer, l’étude grammaticale et l’étude littéraire d’une part, la pratique de l’autre. Les enfans n’apprennent les langues que par la pratique. Donnez-leur une seule langue à apprendre ou donnez-leur-en plusieurs, c’est pour eux à peu près la même chose. Leur mémoire suffira à plusieurs comme à une seule ; mais ne croyez pas qu’il y ait autre chose que la mémoire qui soit en jeu dans l’apprentissage qu’ils font d’une ou de plusieurs langues. Il n’y a là pour eux aucune étude littéraire, et ce serait une grande erreur que de croire que l’intelligence s’accroît à mesure que s’accroît le nombre des mots dont elle peut se servir. La meilleure preuve que cet apprentissage des langues est une pure affaire de mémoire, c’est que les enfans ne sont pas dispensés de rapprendre plus tard les langues qu’ils se sont habitués à parler dans leur enfance, pour peu qu’ils veuillent en savoir la grammaire et la littérature ; ils ne gardent de la pratique de leur enfance qu’une plus prompte et plus facile connaissance du dictionnaire de la langue : c’est quelque chose assurément, mais ce n’est pas tout ; car des trois parties fondamentales de toute langue, la grammaire, le dictionnaire et la littérature, le dictionnaire est la moins importante et celle qui est le moins une science. Cette nécessité de rapprendre par l’intelligence ce qu’on avait appris par la mémoire n’existe pas seulement pour les langues : elle existe pour toutes choses, et Rousseau a raison de dire « qu’il faut que les enfans rapprennent, étant grands, les choses dont ils ont appris les mots dans l’enfance[1]. »

Si l’apprentissage de plusieurs langues dans l’enfance ne fortifie pas l’esprit des enfans, l’affaiblit-il ? Ne fait-il pas prévaloir de trop bonne heure les mots sur les choses ? Mme Necker-Saussure fait à ce sujet une juste et curieuse observation. Elle commence par faire remarquer que les enfans apprennent les langues avec une extrême facilité, et que jamais les idiomes divers ne se mêlent dans leurs petits discours. « Il n’y a surtout aucun risque de confusion, dit-elle, quand la même personne s’adresse toujours à l’enfant dans la même langue. Alors, l’idée de cette personne se liant dans son souvenir à celle d’une certaine manière de parler, il emploie cette manière en lui répondant. » Mme Necker ajoute : « C’est là sans doute un moyen commode de faciliter à l’enfant une acquisition importante ; mais je ne crois pas qu’il puisse en résulter un bien grand développement d’intelligence, du moins n’est-il pas comparable à celui que fait obtenir l’étude régulière d’une langue. Il est douteux que la connaissance purement pratique d’un idiome contribué beaucoup à former

  1. Émile, livre II.