Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutient aisément jusqu’au bout son personnage, et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste… La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourmens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu[1] ! »

Non-seulement Rousseau a des momens où il se rapproche volontairement du christianisme, mais même, quand il semble vouloir s’en écarter, il y penche par une sorte de disposition naturelle. Je lis à la fin de la première partie de la profession de foi ; « Je médite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence, je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ?… » Quelle idée a donc le vicaire de la prière, s’il croit ne pas prier « en conversant avec Dieu, en s’attendrissant à ses bienfaits, en le bénissant de ses dons ? » Bizarre distinction ! Admirez Dieu et adorez-le sans cesse, mais ne le priez pas I Ne dites pas : Sanctificetur nomen tuum. Écriez-vous, si vous voulez : « Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite ; » mais ne priez pas et ne dites pas : Fiat volunias tua, sicut in cœlo et in terra ! — Vous pouvez demander à Dieu de « redresser votre erreur si vous vous égarez, et si cette erreur est dangereuse ; » mais vous ne devez pas lui dire : Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo ! Rousseau,

  1. Livre IV. — Rousseau n’est pas le premier qui ait comparé ainsi Socrate à Jésus-Christ pour faire ressortir tout ce qu’il y a d’humain dans Socrate et de divin dans Jésus-Christ. Je lis dans les Réflexions morales de Nicole sur les épîtres et les évangiles le passage suivant à propos de l’Évangile du dimanche de la Passion : « Qu’on examine tous les hommes que nous pouvons connaître par les livres, et qu’on voie s’il y a rien en eux de ce caractère. Socrate, qui paraît le plus singulier de tous, est un homme tout rempli de petites idées et de petits raisonnemens qui ne regardent que la vie présente, un homme qui prend plaisir à discourir de vérités pour la plupart inutiles et qui ne tendent qu’à éclairer l’esprit à l’égard de quelques objets humains ; mais on ne voit rien ni dans lui ni dans aucun des autres hommes du caractère de Jésus-Christ, de cette élévation au-dessus du monde présent et de toutes les choses de la terre, et de cette application unique à ce qui regarde l’autre vie. » (Nicole, t. XI, p. 159.)