Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petites pommes roses au milieu de ses mèches de cheveux, qu’elle rejetait de temps en temps en arrière par un mouvement de tête plein de grâce. Nous autres écoliers, nu-pieds et sans veste pour la plupart, nous n’eûmes naturellement rien de plus pressé que de jeter nos livres pour courir, les bras étendus, au-devant de ces merveilles aériennes. En un instant, nous nous trouvâmes tous rassemblés en demi-cercle sous la fenêtre de Mlle Lucie, qui, s’animant peu à peu comme cela arrive toujours à ce jeu singulier, riait aux éclats de nos gambades. Comme j’avais fini, à mon insu, par être beaucoup plus occupé d’elle que de ses bulles de savon, mes poursuites, à ce qu’il paraît, n’étaient pas heureuses. — Attendez, Tanisse !… en voici une belle pour vous ! me cria-t-elle tout à coup, et aussitôt elle se mit à souffler avec une ardeur nouvelle. Ce caressant appel m’avait réveillé. J’attendais avec impatience que la bulle se détachât, et je m’élançai à sa poursuite avec un sentiment de bonheur indicible. La bulle s’envolait dans la direction de la rivière. Je l’aurais poursuivie à travers les flammes, et rien ne me prouve que je ne me fusse pas élancé à l’eau pour l’atteindre si elle ne se fût brisée tout à coup contre la margelle du pont.

Quand je revins sous la fenêtre, Mlle Lucie n’y était plus. Mme Groscler était survenue. Je l’entendis tancer vertement sa fille de s’amuser ainsi avec de petits polissons. Au même instant, la fenêtre se ferma ; mes camarades intimidés se dispersèrent, et je rentrai chez nous tout capot. À partir de ce moment, ce ne fut plus seulement de la timidité, ce fut une haine sourde que je ressentis devant Mme Groscler.

Chaque printemps ramenait l’époque de la lessive chez notre maître. C’est ma mère qui y jouait le rôle principal, les deux servantes de la maison ayant assez de leur besogne journalière. Ma mère m’utilisait d’ordinaire pour l’enlessivage. Comme la cuve était fort grande, je montais dedans nu-pieds pour mieux disposer le linge à mesure qu’elle me le tendait. Ma mère, tout en travaillant, ne cessait de vanter la finesse de ce beau linge et les multitudes d’aunes de toile qu’il avait fallu pour le faire. Quant à moi, j’étais préoccupé d’autre chose. Je constatais à part moi qu’il avait un air beaucoup plus propre en arrivant à la cuve que le nôtre en sortant de l’armoire. Tant que durait le coulage, je venais à la cuisine basse manger avec ma mère. J’aimais à voir cette cuve si pleine à laquelle on était obligé d’ajouter encore des rallonges pour y superposer les cendres. J’aimais à voir blanchir en s’échauffant dans la chaudière le lessus[1] qui remplissait toute la cuisine d’une si épaisse vapeur

  1. Eau de lessive.