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ressources de tendresse aussi délicate et maternelle. Je suais à grosses gouttes. Au bout d’une demi-heure, les deux voix se turent, et je vis la figure de la grande Hirmine apparaître livide au-dessus de l’échelle. En quelques mots, tout me fut expliqué. J’abrège le triste récit que j’eus alors à entendre. Le misérable qui avait épousé Lucie était l’amant de Mme Groscler. C’était pour s’assurer la fortune du père qu’il avait exigé la main de Lucie en menaçant sa mère de l’abandonner, si on répondait à cette exigence par un refus. Une horrible scène, dont Lucie avait été le témoin par mégarde, lui avait tout appris. Étourdie, glacée de terreur, elle s’était mise à courir sans savoir où elle allait. Elle avait atteint ainsi le Gouffre-Gourmand, et là, dans un sentier glissant, le pied lui avait manqué… — Maintenant tu sais tout, ajouta la grande Hirmine. La mère est ruinée, la fille est dans mon lit, le vieux est au cimetière, et le gendre ne tardera sans doute pas à être à la potence. Et dire pourtant que je n’ai pas eu le bon esprit de l’assommer tout d’un coup avec ma pelle à cougnarde !

— Ah ! mon pauvre Tanisse, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé mourir ? s’écria de son côté Lucie en m’apercevant. Je serais maintenant auprès de mon pauvre père, et délivrée de tous les maux. Pourquoi m’avoir forcée à conserver une vie désormais à charge à moi et à tout le monde, en exposant ainsi la vôtre ? Dites, que vais-je devenir maintenant ?

— Ma pauvre dame…

— Oh ! je vous en prie, ne m’appelez plus de ce nom, car je ne veux plus l’entendre, jamais ! jamais !

— Dis Lucie tout court, Tanisse ; il n’y a plus ici ni de monsieur, ni de madame.

— Mademoiselle Lucie, je ne pensais guère que c’était pour vous que je sautais à l’eau, mais puisque le bon Dieu m’a fait l’honneur de se servir de moi pour vous sauver la vie, soyez sûre que je me tiendrai bien fier de pouvoir, au prix de toute la mienne, vous rendre un peu du bonheur dont vous avez toujours été si digne.

Les larmes étouffaient ma voix. Mon émotion détourna un instant l’attention de Lucie de ses propres infortunes. Elle me tendit sa main, que je pris dans la mienne en me jetant à genoux ; mais la pensée ne me vint même pas d’en approcher mes lèvres. Quand je réfléchis maintenant avec quelle frénésie mes lèvres avaient pressé les siennes quelques heures auparavant, et que je me rappelle le sentiment d’adoration surhumaine qui me fit alors tomber à genoux devant elle comme devant une sainte, je me rends mieux compte du charme que trouve dans son propre dévouement un cœur aussi sincèrement désintéressé que l’était en ce moment le mien.