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utile de leur dire la chose, c’est mon affaire ; mais rien ne presse. Il est inutile de les mettre en souci pour rien. S’ils étaient là d’ailleurs, je suis bien sûre qu’ils seraient les premiers à dire que j’ai raison. Croyez-moi, ma petite, une bonne affection, toute joyeuse de se voir acceptée, comme la nôtre, vaudra toujours mieux que la pitié la plus cossue. Ce que dira le monde ? Ah ! ma pauvre enfant, vous ne savez pas où on peut être conduit quand on veut se régler ainsi sur ce que dira le monde.

La grande Hirmine, qui s’était assise auprès du lit en passant sa main sous la tête de Lucie, s’affaissa tout à coup d’un air endolori sur la couverture ; puis bientôt elle se releva résolument et reprit :

« Après tout, oui, c’est aujourd’hui le jour des confessions générales ; il faut que je fasse aussi la mienne. Tanisse, viens t’asseoir sur cette chaise. Bon ! Maintenant donne-moi ta main, et laissez-moi parler. Voyez, ma pauvre petite, il me semble que nous sommes ici juste comme au jugement dernier, où tout le monde sera bien obligé de vider son sac. Eh bien ! donc, moi je veux vous vider aussi le mien, là, tout de suite. Voyez-vous, ce sont des choses dont jamais personne n’a su le plus petit mot, ni ici, ni nulle part. Tout cela s’est passé entre le bon Dieu et moi. Il m’a bien punie, c’est vrai ; enfin soit, pourvu que ça vous profite, en vous faisant voir à quoi on peut être conduit par cette crainte de ce que dira le monde.

« Faut vous dire d’abord, quoique je n’aie jamais été une beauté, qu’à seize ans je n’étais cependant pas tout à fait aussi laide qu’aujourd’hui. J’avais alors des joues roses et des cheveux fins tout comme une autre. Le nez était bien un peu court, la bouche un peu grande, les jambes un peu longues, les pieds un peu forts et la taille un peu maigre, mais n’importe. Si j’étais grande, j’étais forte ; si j’étais maigre, j’étais leste. Tout cela ne m’empêchait pas d’avoir de beaux yeux. Mes yeux, voyez-vous, les gens me disaient parfois qu’ils auraient été dans le cas d’allumer de la poudre, ce que je ne peux pas savoir, n’en ayant jamais eu pour essayer. Enfin suffit. Quoique jeune, c’était toujours moi qui portais à la procession le gonfalon des grandes, parce que, dans le fait, j’étais aussi grande qu’elles, et elles étaient bien aises de me laisser la charge, en ménageant leurs gants à tenir les cordons, tout en se faisant mieux voir aux garçons. Chez nous, j’étais l’aînée de trois petits frères et sœurs qui ne sont pas arrivés à vingt ans. Ma mère, qui était veuve, avait assez de peine à s’en tirer ; aussi était-elle pas mal dure pour moi. Presque tous les jours j’avais ma rossée ; mais ça n’empêche, que Dieu la mette en gloire ! pour lors, voilà qu’il vient une fois un maçon piémontais, qui travaillait à Vuillafans, lui demander de lui tremper la soupe et de le laisser coucher sur notre foin. Très bien. Ma mère, qui n’était pas fâchée de