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voulu lui tirer dessus pour lui faire honneur, et voilà que maintenant il faut le déclouer.

Lexandre, impassible comme tous les fossoyeurs, ne faisant pas sauter le couvercle assez vite pour mon impatience, je le saisis moi-même à belles griffes, puis je déchirai le vieux drap qui servait de suaire, et je retrouvai enfin là, morte, oui, mais toujours sereine et résignée, la figure de mon pauvre père.

Quand je repris mes sens, le cortège, revenu sur ses pas à la nouvelle de ce qui se passait, faisait cercle autour de moi. Félicien Griselit m’arracha avec violence de cette fosse dans laquelle j’allais me précipiter avant le cercueil, et m’emmena, la tête perdue, chez lui.

Là, je m’enfermai et ne voulus parler à personne. Il devenait évident pour moi qu’à mon insu je devais avoir commis quelque grand crime, car comment expliquer autrement cette succession de coups du sort si terribles depuis quelques mois ? Félicien avait déjà deux gros garçons, et sa femme lui en promettait un troisième. Tout son petit ménage respirait l’aisance et le contentement. À onze heures du soir, malgré tous ses efforts pour me retenir, je voulus aller coucher dans notre triste maison, pour m’y repaître plus à l’aise de mes pensées de mort et de mon désespoir. Une fois seul, je m’enfermai et me roulai avec une sorte d’emportement funèbre sur ce lit où venait de mourir mon pauvre père. Bientôt je reportai mes regards hébétés dans la chambre qu’éclairait un rayon de lune. Tout y était dans l’ordre d’autrefois, à cela près que le tambour de la commune n’était déjà plus sur le buffet. Ce tambour et mon père étaient sortis ensemble le matin pour ne rentrer ni l’un ni l’autre : l’affiche du chien perdu et celle du poulailler étaient toujours au mur ; je les en détachai avec précaution et je les mis dans ma poche. À trois heures du matin, Félicien vint taper à la fenêtre, et j’allai lui ouvrir. Il me parla alors de la disparition de Mme Groscler et de la grande Hirmine. Je fis semblant de ne rien comprendre. Félicien déposa un petit sac d’argent sur la table, et se mit à me raconter le projet qu’il avait formé de m’acheter ma maison. Mes parens avaient laissé quelques dettes. Il avait calculé tout cela d’avance, et me proposa de le constituer purement et simplement en mon lieu et place, tant pour les dettes que pour le mobilier de la maison, moyennant la somme de six cents francs, dont il m’apportait la moitié comptant. Je m’empressai d’accepter, et nous partîmes pour aller passer acte de tout cela chez un notaire, à Ornans. Sitôt l’opération terminée, nous nous embrassâmes, lui pour rentrer dans sa vie laborieuse, mais calme et régulière, et moi pour retourner aux tristes incertitudes qui m’attendaient à Paris.

Lucie me sauta au cou avec une effusion toute gracieuse qui me