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— Oui, mon bon Tanisse ! sois tranquille, va, je t’aime, je t’aime de toute mon âme ! Oui, je puis te le dire librement maintenant que j’entrevois le terme de mes maux… et un peu aussi des tiens…

Je protestai par un redoublement de larmes.

— Oui, je t’aime, va, sois tranquille, mais d’un amour qui n’est déjà plus de ce monde ; aussi à celui-là, vois-tu, je m’abandonne maintenant sans la moindre crainte. C’est même sur cet amour-là que je compte pour me faire trouver grâce devant Dieu. Tu vois si je l’aime, mon amour, et si j’en fais estime ! Oui, en arrivant là-haut, je dirai au bon Dieu : — Mon Dieu ! regardez là-bas mon bon Tanisse, voyez si l’on peut être meilleur, et plus généreux, et plus dévoué que lui ; voyez dans les crises les plus violentes par lesquelles il vous a plu de l’éprouver, voyez si son courage et sa bonté ne sont pas restés toujours aussi fermes et inépuisables. Eh bien ! tout indigne que j’en étais, voilà l’homme qui m’a aimée. À défaut d’autres mérites, permettez-moi donc, ô mon Dieu ! d’espérer que vous me tiendrez un peu compte des siens, et alors je m’avancerai devant votre saint tribunal en toute confiance ! — Oui, mon bon Tanisse, voilà ce que je dirai ; mais auparavant, vois-tu, je voudrais…

— Un prêtre !

— Oui, mon cher ami ; va, que cette pensée ne t’effraie ni comme présage d’un événement que je sens bien être maintenant inévitable, ni surtout comme atteinte possible à ce que nous sommes irrévocablement l’un à l’autre. Je n’ai rien à renier de ce qui fait en ce moment ma gloire et mon espoir, mais j’ai mes faiblesses dont il faut que j’obtienne le pardon ; j’ai mes misères, dont il faut que je me débarrasse, si je feux être sûre d’être admise à te précéder dans ce monde de paix et de félicité où nous aurons toute l’éternité pour nous aimer sans la moindre crainte.

Depuis longtemps déjà j’éprouvais bien quelques doutes sur l’utilité de l’intervention du prêtre entre Dieu et l’âme du pauvre agonisant qui s’apprête à paraître devant lui, mais l’accent d’autorité onctueuse que prenait la voix de Lucie à cet instant fatal n’était pas de ceux à l’encontre desquels la pensée pouvait venir d’élever une objection. — Après tout, me disais-je, de quoi l’homme peut-il être sûr ici-bas, si ce n’est exclusivement de sa sincérité ? Hors de là tout n’est-il pas discuté et discutable ? Pour mon propre compte, je suis bien libre sans doute de penser ce que je voudrai à mes risques et périls sur toutes les questions de cette nature ; mais en matière de croyances, c’est-à-dire de sentimens, je ne puis m’arroger sous aucun prétexte le droit de sonder les reins d’un autre. Les vrais sentimens s’éprouvent et ne se discutent pas.

— Ah ! maintenant me voilà heureuse, reprit Lucie d’une voix