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emportemens de la polémique religieuse, dirigeait invariablement la parole et la plume de M. Ozanam, inébranlable dans ses convictions personnelles, mais n’employant jamais pour les répandre d’autre langage que celui de la persuasion. Jamais il ne confondit le doute sincère avec l’hostilité et la mauvaise foi; il savait honorer la probité et le talent partout où il les rencontrait, et nul homme ne s’attacha plus que lui à pratiquer scrupuleusement ce beau précepte : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Il va sans dire que sa piété n’était pas oisive. Tout le temps que lui laissaient ses occupations de professeur et d’écrivain était consacré à de bonnes œuvres; il était l’un des fondateurs de la société de Saint-Vincent-de-Paul; toutes les associations qui ont pour but l’éducation ou le soulagement du pauvre trouvaient en lui un coopérateur actif et zélé. Non-seulement il accomplissait tout ce bien sans faste, mais il y mettait une sorte de pudique mystère qui n’a été complètement dévoilé qu’après sa mort. C’est cette partie cachée de sa vie qui a fait dire à un maître éminent, à M. Ampère, parlant de cet ami plus jeune, qu’il entourait d’une affection toute paternelle : « Il m’inspirait du respect par ses vertus. »

La piété de M. Ozanam offrait encore un autre caractère, qui explique son influence sur la jeunesse des écoles, et qu’il importe de mettre en lumière. Enfant soumis de l’église dans les choses de la foi, M. Ozanam était pour tout le reste un homme de son temps. N’ayant jamais eu à se reprocher aucune complicité dans les folies de son siècle, il ne se croyait pas tenu de lui rompre en visière et de méconnaître ce qui se mêle d’instincts généreux et de légitimes espérances à ses plus déplorables erreurs. L’étude de l’histoire lui avait appris que l’église, en gardant son unité doctrinale, s’était adaptée, dans le cours des âges, aux sociétés les plus différentes et aux formes de gouvernement les plus opposées. Dans les rapports de l’église avec les temps qu’elle traverse, M. Ozanam trouvait l’application de cette belle parole de Chateaubriand : « Son cercle flexible s’étend avec les lumières et les libertés, tandis que la croix marque à jamais son centre immobile. » Il était persuadé que la force morale d’une société se mesure surtout à la dose de liberté qu’elle peut supporter sans péril pour l’ordre, et là où d’autres ne voient que des instincts mauvais à étouffer, il voyait, lui, des aspirations salutaires, mais confuses, à éclairer et à régler.

L’étude de l’histoire lui avait appris également que, même en partant comme il le faisait du dogme de la chute et de la rédemption, le mouvement des sociétés humaines n’a plus de sens, si l’on n’y reconnaît pas à travers des irrégularités accidentelles et passagères un progrès général qui, sous l’influence même du christianisme, « s’accomplit obscurément, sourdement, jusqu’à ce qu’il se fasse jour et éclate dans une plus juste économie de la société et dans une plus vive lumière des esprits. » Ce catholique fervent était donc à la fois un partisan de la liberté et un défenseur de l’idée vitale du progrès.

Les dernières leçons qu’il professa à la Sorbonne pendant l’hiver de 1852, et dont les deux premières ont été publiées, témoignent de la persistance de ses convictions. Dans un moment où après tant de mécomptes, tant d’illusions déçues, des esprits légers pouvaient considérer sa tentative comme une sorte de dérision, il annonça bravement qu’il traiterait du progrès, et qu’il chercherait la démonstration de sa théorie dans les siècles mêmes qui