Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rivaux ne permettent pas d’ajouter foi à la justice de ces reproches. Lorsque Van Dyck, à son retour d’Italie, se plaignait de l’indifférence de ses compatriotes et confiait à son maître son profond découragement, Rubens lui achetait à l’instant même toutes ses œuvres achevées et inachevées. La cupidité qui se révèle par une pareille conduite est à coup sûr une cupidité bien innocente. On a dit qu’il estimait cent florins le travail de ses journées, et qu’il fixait le prix de ses tableaux d’après cette estimation. J’ai peine à croire que ce renseignement soit parfaitement authentique. Si on le rapproche en effet des comptes qui nous ont été conservés, on ne tarde pas à découvrir qu’il ne s’accorde pas avec le bon sens. Ainsi la Descente de Croix, peinte pour la compagnie des arquebusiers, n’a été payée que deux mille quatre cents florins, plus une paire de gants de huit florins pour Isabelle Brandt. Si Rubens estimait sa journée cent florins, il aurait donc achevé en vingt-quatre jours cette œuvre capitale. Quelle que fût sa prestesse, sa dextérité, la chose n’est pas croyable. Un tel prodige ne peut figurer que dans les contes de fées. Ses biographes ne craignent pas d’affirmer qu’il peignit en un seul jour la Kermesse, que nous avons au Louvre. De tels on dit ne méritent pas un seul moment d’attention. La décoration de White-Hall lui fut payée trois mille livres sterling; il aurait donc achevé cette œuvre immense dans l’espace d’une année. Il n’y a pas un juge éclairé qui consente à le croire.

Nous voyons dans une lettre de Rubens adressée à Peiresc, célèbre antiquaire de la Provence, qu’il se plaint de n’avoir pas encore reçu le prix de ses travaux du Luxembourg, exécutés pour Marie de Médicis, et qu’il compare la conduite de la reine-mère envers lui à la générosité de Buckingham. Il reconnaît pourtant que le mariage d’Henriette de France entraîne sa mère à de grandes dépenses, et que sa lenteur à le payer ne doit pas lui attirer le reproche d’avarice. Si c’est dans cette lettre qu’on a puisé les élémens de l’accusation dirigée contre Rubens, si c’est là qu’on prétend trouver les preuves de sa cupidité, il n’a pas besoin d’être défendu. D’ailleurs, quoiqu’il sût administrer avec un ordre parfait son patrimoine et le fruit de ses travaux, il ne thésaurisait pas. Il avait vendu au duc de Buckingham la collection qu’il avait rapportée d’Italie dix mille livres sterling, en se réservant toutefois le moulage des statues, des camées et des pierres gravées aux frais de l’acquéreur, et à sa mort ses héritiers trouvaient chez lui une collection nouvelle dont la vente dépassa cinq cent mille francs. Un avare qui dépense pour ses études, pour le plaisir de ses yeux, pour la joie de son intelligence, les trois quarts d’un million, est un avare d’une espèce nouvelle; dans tous les cas, il n’appartient certainement pas à la famille d’Harpagon.