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l’on se place devant ces œuvres avec la résolution préconçue d’échapper au danger qu’elles présentent, autant vaut ne pas les regarder, car une étude ainsi commencée, ainsi poursuivie, ne sera jamais qu’une étude stérile. Que le peintre qui veut apprendre son métier, en posséder tous les secrets, oublie pour quelques jours le mélange des idées chrétiennes et des idées païennes, et qu’il tâche d’imiter les tritons et les sirènes de Rubens : s’il réussit à les reproduire, il aura fait un pas immense, car il saura exprimer la vie. Maître d’un tel secret, il pourra librement aborder les programmes les plus difficiles. Qu’il engage une lutte courageuse, qu’il s’efforce de transcrire les portraits d’Henri IV et de Marie de Médicis, et s’il n’oublie rien, s’il ne gâte rien dans ces deux admirables figures, il peut prendre confiance en lui-même et songer sans crainte aux tâches les plus délicates. Malheureusement, parmi les jeunes peintres, les uns condamnent Rubens sur parole pour plaire à leurs maîtres, pour faire preuve de docilité; d’autres l’étudient comme le roi de la peinture, comme un homme sans aïeux et sans descendans, comme l’expression complète et suprême de la beauté; ils ne souffrent pas qu’on discute une seule de ses œuvres; leur admiration va jusqu’à l’idolâtrie. Ceux qui l’étudient et permettent pourtant la discussion sont en petit nombre. Il serait à souhaiter que cette dernière catégorie s’accrût de jour en jour, car c’est à elle qu’appartient le vrai sentiment de l’art.

Pour montrer toute la variété de cet heureux génie, il convient d’appeler l’attention sur deux tableaux placés dans la galerie du Louvre, je veux parler de la Kermesse et de l’Arc-en-ciel. Rapprochés de la Descente de Croix et du Crucifiement de saint Pierre, ces deux tableaux prouvent d’une manière victorieuse que Rubens avait embrassé tous les genres, qu’il avait étudié avec la même ardeur tous les aspects de la nature. Jamais la joie populaire n’a été représentée avec plus d’éclat et d’entrain que dans la Kermesse. Le tumulte et la confusion de cette fête sont rendus avec une verve qui n’a jamais été dépassée. Tous les groupes de cette composition expriment l’ivresse de la joie, la rage du plaisir. On se demande avec étonnement comment la main à laquelle nous devons la Descente de Croix a pu exécuter ces danses folles, tumultueuses, effrénées. Il n’y a pas une figure inutile, pas un personnage qui ne prenne part à la fête. Quel immense intervalle entre cette Kermesse et les compositions de David Teniers le fils sur le même sujet! Dans ces dernières, d’ailleurs si dignes d’étude, nous n’avons que la réalité, l’image fidèle, mais prosaïque, de la joie populaire. Rubens, comme en se jouant, sait trouver dans cette donnée un admirable poème. Il ne se contente pas de peindre ce qu’il a vu, il ne s’en tient pas à ses souvenirs, il s’élève au-dessus de la réalité; il agrandit, il transforme, il ennoblit la scène qui a charmé ses yeux.