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lait, deux onces de beurre, deux poissons, une livre d’herbes salées, quatre onces de fèves fermentées, quatre onces de vinaigre, une once de sel et deux soucoupes d’huile de lampe; tous les neuf jours, un dîner de quatre services à la chinoise. — Nos missionnaires étaient bien plus largement traités, et ils n’avaient rien à envier à la légation du tsar.

Ils naviguèrent d’abord pendant quinze jours, comfortablement installés dans le salon de leur jonque, s’arrêtant chaque soir dans un port, repartant le lendemain matin au bruit des pétards et du tam-tam, recevant partout les hommages et le tribut des mandarins, partout honorés comme des personnages du plus haut rang. Ils arrivèrent ainsi au pied de la montagne Meï-ling, qui sépare le Kiang-si de la province de Canton. C’est par-là que doivent passer les marchandises que l’entrepôt de Canton expédie dans les régions intérieures de l’empire. Après avoir franchi en palanquin les sentiers escarpés du Meï-ling, où ils rencontrèrent de longues files de porte-faix ployant sous le poids des ballots, les missionnaires se trouvèrent à Nan-hioung, grande ville de commerce sur les rives du fleuve Chou-kiang. Ils s’embarquèrent de nouveau sur une jonque mandarine, et en six jours de navigation ils furent rendus à Canton (octobre 1846). Les voilà enfin au terme du voyage, à deux pas des factoreries européennes, presque en Europe. On ne leur fit pas longtemps attendre l’heure de la délivrance. Le vice-roi les remit, contre un reçu en règle, entre les mains du consul hollandais, M. van Bazel, et dès ce moment ils n’eurent plus rien à démêler avec les autorités du Céleste-Empire.


IV.

Ainsi s’accomplit ce voyage extraordinaire. En six mois, MM. Huc et Gabet venaient de parcourir le Thibet et quatre provinces de la Chine, le Sse-tchouen, le Hou-pé, le Kiang-si et le Kwang-tung; ils avaient descendu le Yang-tse-kiang, l’un des plus beaux fleuves du monde, le plus curieux peut-être par la variété et la physionomie singulière des populations qui bordent ses rives ou qui plantent en quelque sorte leur tente dans ses eaux; ils avaient traversé les lacs Ting-hou et Poyang, franchi les crêtes abruptes de la montagne Meï-ling, et enfin navigué sur le Chou-kiang. En un mot, ils avaient vu la Chine, non pas à travers le voile plus ou moins épais que les défiances politiques opposent encore aux regards des étrangers, non pas avec les précautions infinies que les préjugés et la persécution imposent au zèle des missionnaires catholiques, mais librement, ouvertement, face à face. Et, dans le cours de cet étonnant voyage,