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destinée individuelle. L’ancien régime est mort en Espagne; une ère meilleure doit prendre sa place. Le moyen âge, qui a duré là plus que partout ailleurs, a disparu pour toujours des Pyrénées à Cadix; il faut que l’homme aujourd’hui, conservant de cette tradition épuisée tout ce qui a droit de survivre, établisse son activité sur d’autres fondemens. Au despotisme succéderont les garanties sociales, au gouvernement absolu de la foi succédera la religion librement acceptée par la raison maîtresse d’elle-même. Qui sait tout ce que l’Espagne peut accomplir encore, avec la vivace originalité qui lui est propre, dans ces voies sévères de la pensée moderne ? — Illusions ! disent les esprits chagrins; espérances impies! s’écrient les hommes à qui une rupture avec le passé offre toujours l’idée d’un sacrilège. — L’Europe ne pense pas ainsi; l’Europe croit qu’il y a encore chez les nations romanes des ressources de rajeunissement et de vie qui ne seront pas perdues pour l’avenir.

Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être frappé de l’attention intelligente accordée en ce moment par l’Europe au passé littéraire de l’Espagne. Les théories de M. Léopold Ranke sur l’union des races germanique et romane ne sont pas de vaines formules. Depuis une quinzaine d’années, l’histoire de la poésie et de l’imagination espagnole a inspiré les plus sérieux travaux. Que les publicistes informés de l’état politique de ce pays en racontent les agitations et les malheurs : à travers ces alternatives de succès inquiétans et de rechutes honteuses, les critiques ne se lassent pas de mettre en lumière les trésors qui ont enrichi, du XIIIe siècle au XVIIe, le patrimoine intellectuel des vainqueurs des Mores. Il est impossible de ne pas remarquer ici l’instinct de cette association morale qui s’établit de plus en plus entre les peuples de l’Occident; il y a vraiment du nord au sud une communauté des esprits, et cette communauté veut ne laisser périr aucune de ses richesses. Certes nous sommes loin de l’époque où Montesquieu ne craignait pas d’écrire dans les Lettres persanes : « Vous pouvez trouver de l’esprit et du bon sens chez les Espagnols, mais n’en cherchez pas dans leurs livres. Voyez une de leurs bibliothèques, les romans d’un côté et les scolastiques de l’autre : vous diriez que les parties en ont été faites et le tout rassemblé par quelque ennemi secret de la raison humaine. Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a montré le ridicule de tous les autres. » Ces vives boutades qui amusaient le XVIIIe siècle pourraient faire sourire aujourd’hui aux dépens du railleur. Il est vrai que c’est là un spirituel artifice de Montesquieu, et que le Persan Rica, après avoir cité cette lettre d’un Français voyageant en Espagne, ajoute aussitôt avec verve : « Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France. » Un Espagnol qui voyagerait en France, et même en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et jusqu’aux États-Unis, un Espagnol qui visiterait Paris et Londres, Leyde et Goettingue, Berlin et Boston trouverait partout chez les lettrés un retour inattendu de sympathie et de respect pour les monumens intellectuels de son pays. Ces bibliothèques ridicules dont se moque le correspondant de Rica, il s’apercevrait bientôt qu’elles sont devenues l’objet des recherches les plus patientes, du plus affectueux enthousiasme, et il pourrait croire, en vérité, qu’un concours est ouvert en Europe sur l’histoire des lettres espagnoles, tant il verrait se déployer de toutes parts une généreuse émulation ! Ne faut-il pas signaler ici une sorte