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Saint. Il était né à Escalona le 5 mai 1282. Jeté bien jeune encore au milieu des guerres civiles de son temps, plein d’ardeur et d’ambitieux projets, chargé avec deux autres princes de la tutelle d’Alphonse XI et de la régence de Castille, exposé plus tard à la jalousie perfide du jeune roi, obligé de lever l’étendard de la révolte pour protéger ses droits et sa vie, il finit par se réconcilier avec son seigneur, et fut un de ses plus vaillans compagnons d’armes dans les héroïques batailles de Tarifa et d’Algésiras. Il y a peu d’existences, dans ce moyen âge espagnol si agité, qui nous offrent autant de luttes et de catastrophes tragiques. Ce fut là pour cet esprit si bien doué une série d’expériences fécondes. Don Juan Manuel était brave comme son aïeul Ferdinand le Saint et passionné pour les lettres comme son oncle Alphonse X. La pensée lui sourit un jour de résumer par écrit toutes les réflexions que sa turbulente destinée avait éveillées dans son âme, et il composa le Comte Lucanor.

Le comte Lucanor, — ce sera, si vous voulez, don Jean Manuel lui-même, — est un homme de bonne volonté qui désire en toute occasion suivre le chemin de la sagesse et de l’honneur. Or il a auprès de lui un bon et digne conseiller nommé Patronio. Patronio, — ce sera cette fois la conscience de don Juan, cette conscience droite, sage, éclairée par la pratique de la vie et nourrie de la lecture des sages, — Patronio prête une oreille attentive aux consultations du comte Lucanor, et jamais on ne vit un serviteur plus fidèle, un ami plus sensé, un directeur plus habile à présenter la morale sous une forme vive et charmante. A chaque demande du comte, Patronio répond par une fable, par un apologue, par une histoire, par une anecdote empruntée à ses souvenirs, et il en tire en quelques mots une conclusion nette et sûre. Sans tomber dans l’erreur des écrivains qui voient partout l’influence arabe dans la poésie espagnole (M. Dozy les réfute avec verve, et les traducteurs espagnols de M. Ticknor, tout en combattant sur ce point l’orientaliste de Leyde, sont forcés de convenir que cette influence n’a été ni si profonde ni si étendue que l’avait pensé l’historien Antonio Conde), sans exagérer, dis-je, cette action de la poésie arabe, il est impossible de ne pas signaler tout ce que don Juan Manuel doit à la sagesse orientale. Don Juan Manuel a mis en œuvre des récits qui n’ont pénétré que plus tard dans les lettres européennes, et qu’il puisait directement à la source. Le Meunier, son Fils et l’Ane, le Corbeau et le Renard, l’Hirondelle et les petits Oiseaux, la Laitière et le pot au Lait, le Vieillard et ses Enfans, tous ces apologues dont La Fontaine a fait des chefs-d’œuvre, d’autres encore que le moyen âge n’a pas connus, vous pouvez les lire dans les élégans récits de Patronio. La forme change quelquefois : ainsi dans le Comte Lucanor Perrette s’appelle doña Truhana, et le pot au lait est un pot de miel; le vieillard et ses enfans si bien chantés par La Fontaine, ce sont chez Patronio les deux chevaux unis contre le lion. Le plus souvent vous trouvez, au lieu de fables, des récits de l’histoire d’Espagne, des exemples tirés des chroniques ou des souvenirs même de l’auteur. Rien de plus varié que cette gerbe d’histoires morales; ici, c’est un récit chevaleresque qui semble détaché des pages de Froissard; là, c’est une sorte d’aventure romanesque, mais brève, rapide et illuminée toujours d’une belle pensée chrétienne. Calderon a mis en drame une de ces jolies histoires (il ne