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toutes les convoitises que je ne puis satisfaire, et pour échapper aux tentations, j’ai muré ma vie. Je mentirais en vous disant que je suis parvenu sans peine à vaincre toutes les rébellions d’une jeunesse insoumise et turbulente comme un enfant qu’on retient loin des jeux de son âge. Mon atelier a été souvent le théâtre de luttes douloureuses entre moi captif et ma volonté geôlière; mais force est toujours restée à la loi, comme on dit, et la loi qui règne là, c’est la nécessité. J’ai donc tout sacrifié à l’art, et en échange du sacrifice que je lui faisais de mes plaisirs et de mes passions, l’art m’a fait connaître les sévères voluptés du travail victorieux. Aux jours d’incertitude et de découragement, il m’a ranimé par des joies fortifiantes comme un breuvage énergique, délicieuses comme un fruit savoureux dans une écorce amère. C’est ainsi que j’ai vécu jusqu’à présent, acceptant la vie, non pas telle que je l’eusse souhaitée, mais telle qu’elle m’était faite, et vivant avec la misère comme les Orientaux avec la peste, me soumettant scrupuleusement à cette règle, que toute occupation ou préoccupation qui me prendrait une heure de mon temps, sans utilité pour mon travail, serait un vol. que je me ferais à moi-même, puisque mon temps et mon travail sont mes seuls patrimoines. Vous comprenez que dans de telles conditions d’existence l’amour serait pour moi un véritable cataclysme; il produirait dans ma vie, écartée volontairement de tout ce qui peut la distraire de son but, l’effet d’un coup de vent qui entre par une fenêtre : il mettrait tout sens dessus dessous.

— Alors la femme n’existe pas pour vous ? demanda Eugène, un peu surpris.

— Si fait, répondit Lazare, comme modèle.

Claire interrompit les deux jeunes gens pour annoncer qu’on allait se mettre à table. Après le dîner, on revint au salon pour y prendre le café. Eugène demanda à Claire la permission de s’absenter pendant une demi-heure. Il avait une visite à faire dans le voisinage. Lazare voulait sortir avec lui; mais le jeune homme le pria de tenir compagnie à sa maîtresse et d’attendre son retour, qui ne tarderait pas. Resté seul avec Claire, Lazare la pria de faire un peu de musique. Elle se mit au piano et joua quelques mélodies des maîtres allemands, qui étaient ses favoris. A une exécution supérieure elle joignait le sentiment qui chez un artiste complète la science et peut quelquefois y suppléer. A propos d’un fragment de Beethoven que Lazare s’était déclaré inintelligent à comprendre, ils avaient entamé une discussion qui de la musique s’étendit sur tous les autres arts. Eugène rentra sur ces entrefaites. — Ai-je été longtemps ? demanda-t-il.

— Nous ne nous en étions pas aperçus, répondit naïvement Lazare,

— Diable! diable! fit le jeune homme en riant.