Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/369

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lazare, Eugène avait repris son train de vie ordinaire, et dans la solitude où il la laissait, Claire avait souvent regardé la place occupée autrefois par l’artiste. Aux heures mêmes où celui-ci évoquait son souvenir pour le fixer sur la toile, elle appelait son image pour l’asseoir auprès d’elle au coin de cette cheminée où ils avaient passé de si bonnes soirées. En apprenant l’existence de cet amour posthume, elle ne s’en offensa pas. Peu à peu cette idée d’avoir été aimée par Lazare combla dans son cœur le vide que venait chaque jour y faire la pensée de ne l’être plus par Eugène. Celui-ci, emporté au courant des distractions qui l’éloignaient de plus en plus de sa maîtresse, ne prenait point garde aux singuliers changemens qui se produisaient en elle, tant dans ses manières que dans son langage. Un jour, sans pleurs, sans plainte, sans reproche, ils se quittèrent, n’ayant rien à se pardonner, tant ils avaient déjà oublié tous deux le mal qu’ils avaient pu se faire l’un à l’autre pendant une époque de leur vie dont le dernier chapitre devait être un adieu froidement poli, comme peuvent en échanger deux étrangers qui, après avoir voyagé ensemble, se séparent pour aller chacun de son côté. Eugène, engagé vers ce temps dans une intrigue demi-sérieuse qui tendait sous ses pas la chausse-trappe d’un contrat de mariage, ne voyait que très rarement Lazare, qui ignorait sa rupture avec Claire. Lazare l’apprit de la jeune femme elle-même, dont il reçut à son grand étonnement la visite un matin. La voyant vêtue de noir, il ne put s’empêcher de lui demander à quelle occasion elle était en deuil.

— Mais, répondit-elle en souriant, depuis un certain billet de faire-part qui m’est tombé entre les mains.

— Et, dit Lazare, si le mort en question faisait comme mon patron ?

Claire ne répondit pas... ce jour-là.


HENRY MURGER.