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Le rôle de Marie Stuart donne lieu à des remarques du même genre. Autrefois Mlle Rachel paraissait comprendre ce personnage : elle apportait dans l’expression de l’ironie une modération que le malheur lui commandait; elle n’oubliait jamais, en raillant la reine d’Angleterre, qu’Elisabeth tenait entre ses mains la vie de sa prisonnière; en un mot, elle demeurait fidèle au bon sens et à l’histoire. Aujourd’hui le bon sens et l’histoire sont oubliés; il ne s’agit plus pour la tragédienne de railler sa rivale, mais de l’accabler : l’ironie a fait place à l’injure. C’est là une étrange manière de comprendre l’art dramatique; tous les hommes de bon sens se réuniront pour la réprouver. Autrefois Mlle Rachel n’eût jamais commis une telle bévue. Parlant devant un auditoire pour qui les moindres inflexions de sa voix avaient une signification déterminée, elle n’était jamais tentée de recourir à l’exagération; mais dans les contrées qu’elle a parcourues, n’étant pas comprise à demi-mot, elle a dénaturé le rôle de Marie Stuart pour produire de l’effet. Pour être applaudie, elle n’a pas reculé devant un contre-sens. Aujourd’hui tous ses vrais amis, tous ceux qui sont animés pour elle d’une sympathie sincère doivent lui dire qu’elle fait fausse route, et qu’elle invente une reine d’Ecosse dont l’histoire n’a jamais entendu parler. Sa pantomime, son accent, loin d’exciter la pitié, loin de rallier les cœurs à son infortune, donnent raison à Elisabeth. La cruauté de la reine d’Angleterre disparait devant les outrages de sa rivale : Marie Stuart prend soin de la justifier. Le contre-sens est si fort, l’histoire est si violemment pervertie, que le spectateur ne comprend plus rien aux plaintes de Marie Stuart, lorsqu’elle entend les apprêts de son supplice. Le bruit du marteau qui retentit sur les planches de l’échafaud n’émeut plus personne. Chacun se dit que la prisonnière va recueillir le salaire de ses invectives. Elle a voulu la mort, elle l’obtient; elle a perdu le droit d’accuser le sort. Le personnage dessiné par Schiller, dont quelques débris se trouvent encore dans la pâle copie de M. Lebrun, n’a rien à démêler avec le personnage représenté par Mlle Rachel. Marie Stuart, dans l’histoire, dans la tragédie allemande et même dans la tragédie française, excite la pitié. Dès qu’elle se venge par l’invective, elle perd tous ses droits à notre compassion; elle ne craint plus la mort, elle l’appelle de tous ses vœux; chacun des outrages qu’elle prodigue à sa rivale aiguise la hache du bourreau : comment donc oserait-elle se plaindre ?

Le public ne tient pas envers Mlle Rachel la conduite qu’il devrait tenir. Il ne l’applaudit plus comme il l’applaudissait autrefois; mais son silence ne suffit pas pour lui prouver qu’elle est déchue, ou du moins égarée. Si le public veut retrouver la tragédienne dont il recueillait avidement les moindres paroles, il faut qu’il se résigne à lui témoigner moins d’empressement. Tant qu’il accourra pour l’entendre et ne lui témoignera son désappointement que par son silence, elle restera ce qu’elle est aujourd’hui, elle continuera de dénaturer les personnages qu’elle devrait représenter, et se contentera des applaudissemens dont elle connaît le prix. L’immobilité de l’orchestre