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jouet volontaire d’une femme qui avait tous les vices de Théodora sans rien avoir de ses qualités ; le second, généreux, fidèle, inaccessible à la peur, inébranlable dans le devoir, et d’un héroïsme que ne surpassèrent point les hommes tant vantés de Rome républicaine. Semblable à l’Antée de la fable, Bélisaire avait besoin de toucher du pied la terre des batailles pour se retrouver tout entier.

Quand l’empereur le mandant au palais lui confia sa défense et celle de l’empire, le vieux Bélisaire sembla renaître. Ses cheveux blancs et ses membres cassés reverdirent sous le casque et la cuirasse, qu’il ne portait plus depuis si longtemps. Sa présence suffit à créer une armée. Les citadins qui avaient des armes et les campagnards qui n’en avaient point vinrent également solliciter une place dans sa troupe, qui ne comptait de soldats que les trois cents vétérans, la milice palatine étant réservée pour la défense des murailles. La cavalerie manquait à Bélisaire : il fit main-basse sur tous les chevaux qui se trouvaient dans Constantinople ; chevaux des particuliers, chevaux du cirque ou des écuries de l’empereur, il prit tout, et quand il eut organisé sa petite armée, il alla placer son camp à quelques lieues de la ville, près du bourg de Chettou, à l’opposite du camp des barbares, dont il était séparé par un épais rideau de bois. Une fois en campagne, il fit régner dans ce ramas d’hommes de toute espèce la discipline d’une armée régulière. Son camp, délimité suivant toutes les règles de la stratégie, garni d’un large fossé et d’un rempart palissade, devint une citadelle imprenable. Le jour, ses coureurs battaient au loin la plaine ; la nuit, des feux étaient allumés à de grandes distances, tout cela pour faire prendre le change à l’ennemi, qui crut effectivement l’armée romaine nombreuse, et resta sur la défensive. C’est ce que demandait Bélisaire, qui voulait former ses bourgeois. Les paysans, chassés des villages, accouraient de toutes parts à lui, et il les acceptait même armés de contres de charrue ou de simples bâtons. Chacun eut son utilité et son rôle à remplir. La cavalerie s’exerçait, les recrues s’instruisaient à l’exemple des vieux soldats ; ceux-ci reprenaient l’habitude de voir l’ennemi, celles-là l’acquéraient tous les jours. Bélisaire présidait à tous les exercices casque en tête et cuirasse au dos, le premier sur le rempart et le dernier dans la tente. Il évitait soigneusement toute provocation de sa troupe, toute rencontre de ses coureurs avec l’ennemi ; son plan était d’attendre les barbares et de leur inspirer une folle hardiesse, afin de les écraser ensuite à coup sûr.

Cependant ces lenteurs commencèrent à peser aux vieux soldats, qui murmurèrent ; les recrues elles-mêmes se prirent d’une confiance sans bornes : il y avait là un grand danger que les conseils et les exhortations du général cherchèrent incessamment à prévenir. Autant les chefs mettent ordinairement de soins à exciter leurs soldats,