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Telle a été en effet, nous l’avons dit, dans le XVe comme dans le XIXe siècle, la conséquence des troubles ; mais dans cette ressemblance générale de physionomie, que de traits différens !

L’ironie n’avait jamais perdu ses droits en France, depuis les croisades surtout. Elle avait essayé son arme légère contre chacun des pouvoirs ou des classes qui avaient dirigé le moyen âge : le clergé, la féodalité, la royauté et la bourgeoisie. Le Voyage à Constantinople, cette parodie naïve des pèlerinages en Terre-Sainte ; Rutebœuf, l’ancêtre de Villon, et qui représente si admirablement comme lui le double génie de l’Ile de France, la grâce et l’énergie, l’atticisme moderne et la sensibilité réelle ; puis tous ces conteurs, tous ces fabulistes hardis qui cachent sous leur rire la lutte du tiers-état contre la noblesse, et la haine de la poésie vagabonde des jongleurs contre la science rentée du clergé,— toute cette chaîne de raillerie occupe une certaine place dans la littérature française, mais elle n’en est pas l’idée importante. Il va en être autrement au XVIe siècle. La littérature en images du bourgeois Coquillart commence la grande raillerie de ce XVIe siècle, comme la littérature en images de nos faux gentilshommes continue la terrible raillerie du XVIIIe. Et cette dernière est aussi une littérature bourgeoise, quoiqu’elle se soit efforcée de grimacer le ton leste, l’élégance de l’aristocratie, et qu’elle travaille péniblement à en endosser les manchettes, à en formuler les jurons. Toutes deux sont sceptiques sans doute, mais le scepticisme de Coquillart s’arrête aux habits, aux vanités, aux plus apparens vices de son siècle ; le scepticisme de nos prétendus poètes touche les fondemens de la nature humaine, il insulte Dieu, tourmente la conscience et salit les plus saintes inspirations de l’âme.

Pourtant, quoique la foi soit encore puissante au XVe siècle et qu’elle n’existe guère dans le nôtre, la raillerie du premier est plus effrayante. Alors elle est toute naïve ; comme effrayée de son audace, elle s’avance en tremblant, poussée par une force fatale ; elle s’arrête volontiers aux choses indifférentes, et ce n’est qu’hypocritement qu’elle s’approche de ce qui est sacré ; mais elle annonce le scepticisme de l’avenir, elle est le premier mot du doute, la raillerie de notre temps en est le dernier.

Oui, et qu’on ne nous accuse pas de paradoxe, le scepticisme du XIXe siècle annonce la foi ; cette impiété pimpante ne fait guère que piller le bagage moral du XVIIIe siècle. Ce n’est pas là la fiévreuse raillerie de Luther, l’acre raillerie de Calvin et de Bèze, la nerveuse et pétulante raillerie d’Ulric de Hutten et de d’Aubigné, la lourde, mais naïve raillerie d’Henri Estienne. Tous les efforts de scepticisme ont été vains, tout le bruit d’impiété inutile : aucun des poètes railleurs de notre temps n’a pu former une école, à peine ont-ils quelques disciples épars et moribonds sans lien et sans talent. Notre siècle attend pour former son école que les échos de ces lugubres rires soient affaiblis ; il attend que la première lueur de l’aube fasse évanouir toutes les folles ombres proposées à l’admiration de notre jeunesse. Alors sans doute la voie sera libre pour la foi, pour la vraie poésie, pour l’observation sincère, sensée et profonde du cœur humain, pour toutes les sources d’inspiration qu’avaient entrevues les poètes bourgeois du XVe siècle, et qui attendent encore les poètes du XIXe.


C.-D. D’HÉRICAULT.