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Maintenant mes ailes sont brûlées, je ne puis retourner dans mon pays, je suis un ver, je meurs et je pourris dans une fange étrangère.

Oh ! plût à Dieu que je n’eusse jamais connu la demoiselle, la coquette bleue au fin corsage, — la belle, la perfide canaille !

X.
AU CIEL.

Le corps était sur la civière; mais la pauvre âme, arrachée au vacarme d’ici-bas, était déjà sur le chemin du ciel.

Arrivée là-haut, elle frappa à la grande porte, soupira profondément, et prononça ces paroles : Saint Pierre, viens, ouvre-moi ! Je suis si fatiguée de ma besogne terrestre; je voudrais m’étendre sur des coussins de soie dans le royaume du ciel, je voudrais jouer à colin-maillard avec de jolis petits anges, je voudrais enfin goûter le bonheur et le repos !

On entend alors un frôlement de pantoufles qui traînent, on entend retentir aussi le cliquetis d’un trousseau de clés, et par un guichet de la porte voici que parait le visage de saint Pierre.

Il dit : « Il nous vient ainsi des vagabonds, des Bohémiens, des Polonais, des vauriens, des filous, des Hottentots, soit isolés, soit par troupes, qui veulent tous entrer au ciel et devenir des anges et des bienheureux. Holà! holà! ce n’est pas pour des gibiers de potence, pour de la canaille de votre espèce que sont construits les célestes palais. Vous êtes la propriété de Satan. Holà! vite, qu’on parte d’ici! Allez, et promptement, allez chercher les gouffres noirs de l’éternel enfer. »

Ainsi grogne le vieux saint Pierre, mais il ne persiste pas longtemps dans sa mauvaise humeur; il prononce à la fin d’une voix débonnaire ces consolantes paroles : « Pauvre âme, tu ne sembles pas appartenir à cette race de coquins. Non, non ! j’accomplirai tes désirs, parce que c’est précisément ma fête aujourd’hui et qu’une fantaisie de compassion m’attendrit l’âme. Dis-moi de quel royaume et de quelle ville tu es; dis-moi aussi si tu as été marié. La patience conjugale expie souvent les plus graves péchés de l’homme. Un mari n’a pas besoin de cuire à l’étuvée dans l’enfer, et on ne le fait pas attendre devant les portes du ciel ! »

L’âme répond : « Je suis de Prusse. La capitale se nomme Berlin. La Sprée y coule, la Sprée aux nobles eaux, que la pluie et les jeunes officiers de la garde font souvent déborder. Berlin est un beau pays ! J’y ai été privat-docent, et j’ai fait des cours de philosophie. J’ai été marié avec une dame chanoinesse qui me querellait souvent d’une façon épouvantable, surtout quand il n’y avait pas de pain à la maison. J’en ai fait une maladie mortelle, et maintenant me voilà mort. »

Saint Pierre s’écria : « Hélas! hélas! la philosophie est un triste métier. En vérité, je ne comprends pas qu’on s’occupe de philosophie. C’est une science ennuyeuse, qui ne rapporte rien, et impie par-dessus le marché. On y vit dans les angoisses de la faim et du doute, et finalement le diable arrive, qui vous emporte. Sans doute ta Xantippe s’est souvent lamentée sur la maigre soupe à l’eau où jamais un œil de graisse ne la consolait d’un regard