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de quitter le château sous le costume de la nonne sanglante, qui, tous les ans, vient errer à minuit sur les remparts du château. Après quelques hésitations bien naturelles, Agnès consent au vœu de son amant, et lui promet d’aller le trouver à minuit. Ainsi finit le premier acte.

La nonne sanglante est un esprit, une ombre qui n’a pu trouver le repos sous la froide pierre où elle est ensevelie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait aimé le comte de Luddorf, dont elle était la fiancée avant son départ pour la Palestine. Le croyant mort dans la guerre sainte, elle prit le voile et s’enferma dans un couvent. Ayant appris que le comte est de retour et qu’il va se marier avec une autre femme, elle quitte son couvent et va réclamer la foi promise à son amant. Celui-ci la repousse et la tue d’un coup de poignard au cœur. Depuis ce crime, la nonne sanglante erre autour du château de l’homme qui l’a trahie et immolée. On devine déjà que Rodolphe, au lieu de rencontrer Agnès au rendez-vous qu’il lui a donné, se trouve en face de la nonne sanglante, qui accepte ses sermens d’amour en lui tendant une main glacée par la mort. Cette méprise forme le nœud de la pièce. Pour dégager sa parole, Rodolphe s’engage à tuer le meurtrier de la nonne, qui n’est autre que son propre père, le comte de Luddorf. Celui-ci expire en effet, mais sous les coups d’une troupe d’assassins apostés par le baron de Moldaw pour tuer Rodolphe lui-même. La mort du coupable apaise la justice de Dieu, et rend le repos aux cendres de la pauvre religieuse. Tel est en résumé cet étrange poème, dont les moindres défauts sont l’obscurité et l’absence de caractère. On ne sait à qui s’intéresser dans cet interminable mélodrame, qui aurait pu être condensé en trois actes sans grand dommage pour la poésie de M. Scribe.

M. Ch. Gounod, qui a eu le courage d’accepter ce pâle libretto qu’ont refusé Meyerbeer ; M. Halévy, et jusqu’à M. Berlioz, qui l’a eu pendant plusieurs années entre les mains, est un musicien de mérite, qui s’est acquis assez promptement une réputation des plus honorables. Lauréat de l’Institut, il est revenu de son voyage de Rome avec un goût prononcé pour la belle musique religieuse, un esprit diversement éclairé et nourri de la substance des maîtres. Après quelques tâtonnemens inévitables et un noviciat fait à la petite église des Missions-Étrangères, dont il dirigeait la chapelle, M. Gounod eut le bonheur de rencontrer une véritable artiste. Mme Viardot, qui s’intéressa à son avenir, et l’appuya de son crédit auprès de l’administration de l’Opéra, où il fit représenter un ouvrage en trois actes, Sapho, qui ne put se maintenir devant le public, mais qui valut au jeune compositeur une renommée de bon aloi. Les chœurs qu’il écrivit ensuite pour la tragédie de M. Ponsard, Ulysse, donnèrent à son nom assez de popularité pour que l’administration de l’Opéra lui confiât un poème en cinq actes, témoignage bien rare d’une confiance extrême. Peut-être M. Gounod eût-il mieux fait de restreindre encore son ambition en des limites moins grandioses, car, excepté Meyerbeer je ne vois pas en Europe de musicien capable de supporter sans défaillance le fardeau énorme d’un ouvrage en cinq actes. Quoi qu’il en soit, voyons si la partition de la Nonne sanglante confirme ou dissipe nos scrupules.

Il n’y a pas d’ouverture à la Nonne sanglante, mais une simple introduction symphonique, dont les principaux détails sont empruntés à plusieurs