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l’Europe, dans laquelle il s’engage de plus en plus, et dont il entrevoit si bien les chances funestes au moment même où il semble, par la témérité de sa politique, prendre plaisir à les préparer. La correspondance des deux frères (de mars à mai 1806) montre quels pressentimens traversaient l’esprit du maître du monde au point culminant de sa fortune, et permet de juger sur pièces la politique qui, doutant à ce point de son avenir, imposait de telles tortures à son plus dévoué serviteur.


« Mon frère, je vois que vous promettez, par une de vos proclamations, de n’imposer aucune contribution de guerre, que vous défendez que les soldats exigent la table de leurs hôtes. A mon avis, vous prenez des mesures trop étroites. Ce n’est pas en cajolant les peuples qu’on les gagne, et ce n’est pas avec ces mesures que vous donnerez les moyens d’accorder de justes récompenses à votre armée. Mettez trente millions de contributions sur le royaume de Naples, payez bien votre armée, remontez bien votre cavalerie et vos attelages, faites faire des souliers et des habits : tout cela ne peut se faire qu’avec de l’argent. Quant à moi, il serait par trop ridicule que la conquête de Naples ne valût pas du bien-être et de l’aisance à mon armée. Il est impossible que vous vous teniez dans ces limites-là... Je n’entends pas dire que vous ayez fait fusiller aucuns lazzaroni; cependant je sais qu’ils donnent des coups de stylet. Si vous ne vous faites pas craindre dès le commencement, il arrivera des malheurs. L’établissement d’une imposition ne fera pas l’effet que vous imaginez; tout le monde s’y attend et la trouvera naturelle. Vos proclamations aux peuples de Naples ne sentent pas assez le maître. Vous ne gagnerez rien en caressant trop. Les peuples d’Italie, et en général les peuples, s’ils n’aperçoivent pas de maître, sont disposés à la rébellion et à la mutinerie

« Mon frère, je reçois votre lettre du 15 mai. Vous ne connaissez point le peuple en général, moins encore les Italiens. Vous vous fiez beaucoup trop aux démonstrations qu’ils vous font... La victoire produit sur tous les peuples le même effet qu’elle produit aujourd’hui sur les Napolitains. Ils vous sont attachés parce que les passions opposées se taisent; mais aux premiers troubles sur le continent, lorsque la nouvelle se répandrait que je suis battu sur l’Isonzo, que Venise est évacuée, vous verriez ce que deviendrait ce bel attachement. Et comment en serait-il autrement ? Qu’avez-vous fait pour eux ? Ils voient la puissance de la France, et ils croient que, parce que vous êtes nommé roi de Naples, tout est fini, parce que la nature des choses l’ordonne, parce que cela est de la nouveauté et parce que cela est sans remède... Vous comparez l’attachement des Français à ma personne à celui des Napolitains pour vous; cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu’ait pour vous un peuple pour qui vous n’avez rien fait, chez lequel vous êtes par droit de conquête avec quarante ou cinquante mille étrangers ?... Si vous n’aviez point d’armée française et que l’ancien roi n’eût point d’armée anglaise, qui serait le plus fort à Naples ? Il y a dans votre lettre de l’engouement, et l’engouement est très dangereux... Je vois avec peine le système que vous suivez. A quoi vous serviront cinquante mille gardes provinciaux