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de coutume, les louanges du peuple avar, « ce peuple innombrable et invincible, roi des régions intérieures du monde, conquérant de l’Altaï, terreur de la Perse, et dont l’armée, s’il la réunissait, suffirait pour boire les eaux de l’Ebre jusqu’à la dernière goutte, » Justin l’arrêta par ces paroles : « Tu me racontes là, jeune homme, des choses que nous ne croyons guère, et auxquelles tu n’as ajouté foi que sur de vains bruits, si tant est que tu y croies toi-même. Ce sont des rêves ou des mensonges que tu me débites. Cesse de me vanter des fugitifs, épargne-moi la gloire d’une tourbe exilée qui cherche en vain une patrie. Quel puissant royaume aurait-elle subjugué, elle qui n’a pas su se défendre elle-même ? » Il est très probable, quoique l’histoire ne le dise pas, que ces mots ou d’autres, d’une égale amertume, furent prononcés par Justin, car ils étaient dans son caractère et dans le rôle qu’il s’était donné. Toutefois nous laisserons là le poète pour nous en tenir strictement à la version des historiens.

Suivant ceux-ci, Targite, dans un discours dont la feinte modération ne déguisait ni l’arrogance, ni les intentions ironiques, rappelait à l’empereur que, tenant la puissance impériale des mains de son père (c’est ainsi qu’il désignait Justinien), son premier devoir était de remplir les obligations de ce père vis-à-vis de fidèles alliés, et de faire mieux encore pour bien prouver sa reconnaissance. — Les Avars étaient les bons amis de son père ; mais s’ils avaient reçu de lui beaucoup, ils lui avaient beaucoup donné. En premier lieu, ils n’avaient point pillé ses provinces, pouvant le faire impunément ; en second lieu, ils avaient empêché les autres de les piller. Il existait des peuples dont l’habitude était autrefois de dévaster la Thrace chaque année et qui ne l’avaient plus fait. Pourquoi ? Parce qu’ils savaient que les Avars, amis et alliés des Romains, n’étaient pas d’humeur à le souffrir. « Nous venons ici, ajouta Targite, bien convaincus que tu seras avec nous comme était ton père, et mieux encore, afin que notre amitié pour toi soit aussi plus vive ; mais sache bien ceci : c’est que notre chef ne sera ton ami qu’autant que tu lui feras des présens convenables, et qu’il dépend de toi, par la façon dont tu voudras bien le traiter, de dissiper toute pensée qu’il pourrait concevoir de prendre les armes contre toi. » Ce discours assurément était d’une insolence extrême. Justin aurait pu y répondre sans phrases par les embarras qu’il aurait suscités au kha-kan, et qui eussent plus vivement piqué celui-ci que la déclamation la plus injurieuse : Justin préféra le procédé contraire. — « Oui, répondit-il aux ambassadeurs, je ferai pour vous plus que n’a fait mon père, en rabattant votre outrecuidance et vous ramenant à de plus sages conseils ; car apprenez de moi que celui qui arrête l’insensé courant à sa perte, et lui rend la raison, est plus son ami que celui qui se prête à ses