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injures personnelles à venger sur eux, car ils avaient tué ses ambassadeurs. Le gouverneur de Singidon, qui n’avait point entendu parler d’un pareil concert pour une guerre pareille, déclara qu’il ne laisserait pas continuer le pont sans un ordre formel de l’empereur. « Qu’à cela ne tienne, dit Baïan, j’irai moi-même à Constantinople ; » mais en attendant, et pour ne point interrompre des travaux de si grande urgence, il offrit de jurer par ce qu’il y avait de plus sacré au monde, par ses dieux et par le Dieu des Romains, qu’il n’avait aucune mauvaise intention contre l’empire, et n’entreprendrait rien contre ce chaudron. C’est ainsi qu’il appelait habituellement la ville de Sirmium, soit pour la déprécier et faire croire qu’il en faisait peu de cas, soit que cette place, située sur la Save, et en partie dans un îlot, présentât par sa forme arrondie quelque ressemblance avec une chaudière.

Tout en protestant que son pont était imaginé dans l’intérêt des Romains plus encore que dans le sien, le kha-kan ajoutait froidement qu’un seul trait décoché sur ses travailleurs serait considéré par lui comme une déclaration de guerre, et qu’il rendrait alors attaque pour attaque. La question ainsi posée parut grave au gouverneur de Singidon et à son conseil d’officiers, qui en délibérèrent. Il fut décidé que l’on attendrait les ordres de l’empereur avant de rien faire, et que puisque le kha-kan offrait de jurer qu’il n’entreprendrait rien contre Sirmium, on ferait bien de recevoir son serment comme une garantie, la seule qu’on pût espérer en ce moment. La chose étant ainsi résolue, le gouverneur fit savoir à Baïan qu’il était prêt à l’entendre jurer, comme il l’avait proposé lui-même. On choisit pour cette étrange solennité un lieu situé hors de la ville, parce que Baïan ne s’aventurait guère dans des murailles romaines, et à l’heure marquée le gouverneur, accompagné de l’évêque de Singidon, qui faisait porter avec lui le livre des saintes Écritures, se trouva au rendez-vous. Pour que l’acte qui allait se passer reçût plus d’éclat du concours des assistans, le gouverneur et l’évêque se firent suivre, selon toute apparence, par un nombreux cortège d’officiers, de notables habitans et de prêtres. Baïan arriva de son côté, et alors commença une scène vraiment horrible, et qui fait voir à quel degré effrayant ces barbares de l’Asie poussaient l’impiété, outrageant à la face du monde, et pour le plus mince intérêt, toutes lois divines et humaines.

En présence de sa suite, composée de nobles avars et probablement aussi de chamans, Baïan s’avança dans l’intervalle qui le séparait des Romains, et, tirant son épée, dont il leva la pointe vers le ciel, il prononça à haute voix et de manière à être entendu des deux partis les paroles suivantes : « Si en bâtissant un pont sur la Save je fais une