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à Emily : « Vos chagrins sont amers, mais sont bien loin d’avoir l’amertume des miens, » lui dit l’aveugle, et à son tour elle ouvrit son cœur si longtemps fermé.

L’histoire d’Emily, complétée par les confidences que M. Philipps fit quelque temps après à Willie, est fort romanesque, trop romanesque peut-être. Emily aussi avait aimé. L’objet de son amour était le propre fils de la seconde femme de son père, Philip Amory, jeune homme étourdi, emporté, irréfléchi, bon et généreux comme les hommes de son caractère. Cet amour était contrarié par M. Graham, homme d’affaires exact, sévère et froid, et qui abhorrait Philip Amory autant pour ses qualités que pour ses défauts. Plusieurs fois le jeune homme s’était rendu coupable de négligences qui lui avaient attiré les reproches insultans de son beau-père, reproches auxquels il avait répondu avec un emportement voisin de la colère. Un faux fut commis au préjudice de M. Graham, et ce dernier désigna Philip Amory comme le coupable. Philip ne put se justifier, protesta de son innocence, et accepta avec rage et douleur l’accusation qui pesait sur lui. Un soir, pendant qu’il se trouvait dans la chambre d’Emily, retenue au lit par la fièvre, M. Graham entra soudainement. Une scène effroyable eut lieu. M. Graham l’accabla d’injures et d’accusations, lui reprocha son prétendu crime et l’audace avec laquelle cherchait à s’emparer du cœur de son enfant. Le bras de Philip Amory se leva contre M. Graham. Emily poussa un cri et s’évanouit. Lorsqu’elle revint à elle, elle était aveugle. Dans le trouble où l’avaient jeté et sa colère contre M. Graham et ses craintes pour Emily, Philip avait saisi une fiole contenant un acide corrosif, et l’avait répandu par mégarde sur le visage de sa bien-aimée. A compter de ce jour, il ne la revit plus; les portes de la maison lui furent fermées. Il partit et promena sa triste existence dans toutes les régions du monde. Sur le vaisseau qui l’emportait à Rio-Janeiro, but de son premier voyage, il inspira un amour profond à la fille du capitaine, qui resta bientôt orpheline et sans autre protection que celle de Philip. Il l’épousa, et une fille fut le fruit de ce mariage. Le besoin força Philip d’abandonner sa femme pour chercher quelque emploi capable de le faire vivre, lui et les êtres qui lui étaient chers; mais il chercha en vain, et pour comble d’infortune, lorsqu’il revint à Rio-Janeiro, maigre, hâve et en haillons, sa femme et sa fille avaient disparu. La mère était morte, et la fille avait été recueillie par un vieux marin nommé Ben Grant, époux de l’indigne Nan Grant. Cette enfant n’était autre que Gerty elle-même, et M. Philip, l’étranger mélancolique, n’était autre que Philip Amory, l’ancien amant d’Emily.

Le titre d’une des charmantes fantaisies de Shakspeare : Tout est bien qui finit bien, peut résumer la conclusion du roman. Les pressentimens de Gerty l’avaient trompée. Willie n’avait jamais songé à