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Nous sommes donc disposés à tenir grand compte de la position particulière et délicate où se trouvait le roi de Prusse vis-à-vis du tsar. Certes, quand on repasse l’histoire de ces dernières années, il semble, au premier aspect, que l’empereur Nicolas a peu de titres à l’affection du roi Frédéric-Guillaume. L’empereur de Russie a montré en maintes circonstances qu’il n’aime pas la Prusse : ce vieux fonds de libéralisme et d’aspirations progressives qui est le génie même de la nation prussienne inspire au tsar une défiance et une répugnance naturelles. Le roi, qui, on peut le dire à sa louange, est si éminemment Prussien par tant de côtés, a eu souvent à subir les effets de cette antipathie de son beau-frère pour la Prusse. L’empereur de Russie avait fréquemment à la bouche, en parlant de Frédéric-Guillaume, les mots de poète, d’idéologue, de révolutionnaire. Le roi de Prusse a un trop juste amour-propre pour n’avoir pas été souvent piqué de la façon dont on le traitait à Pétersbourg, et pour n’avoir pas ressenti les humiliations dont le tsar a quelquefois abreuvé sa politique. Cependant deux sentimens qui honorent la bonté de son âme lui ont toujours fait oublier ses griefs contre l’empereur de Russie. Le roi aime sincèrement son peuple; la seule perspective des sacrifices qu’une lutte inégale imposerait à ses sujets l’effraie et lui donne la patience d’endurer les procédés blessans du cabinet de Pétersbourg. Le cœur de Frédéric-Guillaume ressent aussi avec une vive délicatesse l’influence des affections de famille : l’impératrice de Russie est sa sœur; la pensée d’affliger, par une rupture avec son beau-frère, une sœur tendrement aimée lui est insupportable. Nous ne citerons qu’un trait pour donner une idée des mille petits liens intimes que ces affections de famille ont créés entre la cour de Potsdam et celle de Pétersbourg. Frédéric-Guillaume aime peu la chasse, et ses détracteurs ne l’accuseront jamais d’être un Nemrod. Croirait-on pourtant que chaque année, le 2 janvier, par les temps même les plus affreux, Frédéric-Guillaume fait une partie de chasse dans le lieu où, ce jour-là, le roi son père, étant aussi à la chasse, reçut la nouvelle de l’avènement de l’empereur Nicolas ? Voilà vingt-neuf ans que cet anniversaire est invariablement célébré avec la même exactitude religieuse. Une sollicitude pour les intérêts de ses peuples s’exagérant parfois jusqu’à la crainte, l’affection du sang fortifiée par une longue habitude de déférence et toujours prête à s’émouvoir, avaient donc ordinairement dominé les relations de Frédéric-Guillaume avec l’empereur Nicolas. D’autres mobiles compliqués allaient sans doute agir sur lui pendant l’affaire d’Orient. De certaines défiances à l’égard de la France activement soufflées au roi par les amis de la Russie, l’exemple de l’Angleterre dont il aime la reine, la conduite de l’Autriche, dont il est jaloux, devaient sans doute