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mon cher, c’était bon en carnaval; maintenant nous sommes en carême! » Le ministre avait assez d’adversaires pour qu’un pareil mot fût répété et courût bientôt dans les salons de Berlin.

M. de Manteuffel arriva devant la deuxième chambre, le 18 mars, avec son projet d’emprunt. Deux passages de l’obscure harangue qu’il prononça à cette occasion furent applaudis; c’étaient ceux où il annonçait la volonté de demeurer sur le terrain des protocoles de Vienne et l’intention de secourir l’Autriche au besoin. Dans l’assemblée et dans le public, on trouva le discours du président du conseil trop énigmatique. Une commission de vingt et un membres fut nommée pour examiner le projet du gouvernement. L’opposition y eut 16 voix, et l’extrême droite, le parti russe, 5. Le ministère fut obligé de communiquer à la commission quelques-uns des documens diplomatiques relatifs à la question d’Orient, parmi lesquels les plus intéressans furent sans contredit les propositions présentées à la fin de janvier par M. de Budberg. La commission prit sa tâche à cœur. Ce puissant intérêt de la politique extérieure avait rendu au système parlementaire, qui languissait au commencement de la session, une grande force et une véritable popularité; le pays sentait que les chambres étaient sa principale garantie contre l’influence russe et les tendances anti-nationales du parti de la croix. La commission comprenait qu’elle avait à préserver la Prusse de la déconsidération que faisaient rejaillir sur elle, aux yeux de l’Europe, les incertitudes du gouvernement. Elle pressa vigoureusement les ministres de s’expliquer. Après une discussion assez aigre, M. d’Auerswald, président de la commission, arracha de M. de Manteuffel l’affirmation que le gouvernement était résolu à maintenir le lien collectif de la conférence de Vienne, et que, si l’on demandait de l’argent, c’était pour parer aux éventualités d’un conflit avec la Russie. Le général de Bonin, ministre de la guerre, s’exprima, lui, avec une franchise toute militaire. La Prusse pouvait, suivant lui, choisir entre trois partis : ou marcher immédiatement contre les Russes, ou garder une attitude expectante, et dans ces deux hypothèses il développa la position stratégique qu’il fallait prendre. « Quant au troisième parti, dit-il, celui qui consisterait à épouser la cause de la Russie contre la France et l’Angleterre, je m’abstiens d’en parler. Il y a des choses qu’on ne doit pas prévoir; Solon à Athènes ne voulait pas qu’on prévît le parricide. » Cette énergique déclaration du général produisit un scandale au sein du parti russe, et blessa le roi Frédéric-Guillaume. Il interpella vivement son ministre de la guerre dans le conseil, et lui dit qu’il ne l’avait pas envoyé devant la commission pour y discuter des hypothèses ou y exposer des plans d’opérations militaires. Ni le parti russe ni le roi n’oublièrent le propos du général de Bonin.