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adonné à la magie ; mais il alla plus loin que Salomon, un jour qu’il changea lui-même en pluie d’or.

— Vous vous moquez de moi, dit la pauvre Rosina. Patience ! j’apprends à lire, et bientôt on ne pourra plus m’en faire accroire.

Lorsqu’on eut servi le dessert, la signora Fillidi se mit à gazouiller les vers d’une romance pour engager notre hôte à chanter. Cornelio prit une guitare suspendue au mur, tourna sa chaise de côté en posant son pied droit sur son genou gauche, et se mit à préluder en musicien consommé. Les dames lui demandèrent plusieurs morceaux dont il introduisit les ritournelles dans son improvisation. A la fin, il se décida pour une popolana qu’il entonna d’une belle voix de basse. Le chant, accompagné en sourdine, ressemblait à ces sérénades espagnoles qu’on appelle tiranas, parce que le mot tirana y revient souvent sous la forme d’une apostrophe que l’amant adresse à la dame de ses pensées[1]. Celle-ci était une sorte de complainte d’un caractère mélancolique sur la mort d’une femme assassinée dans les mêmes circonstances que Françoise de Rimini. Le dernier couplet tirait de l’histoire tragique cette moralité à l’usage des Siciliens ;


« Plaignez le pauvre jaloux. — Comme un cheval échappé, sa folie le mène à l’aveugle au milieu des abîmes, — Vivante, il croit détester sa maîtresse ; — morte, il la pleure et n’a plus de repos. — Ses fautes, sa fureur et son crime odieux, — tout est l’œuvre de l’amour. — L’amour commence dans les rires et la joie ; — souvent il finit dans les pleurs et le sang. — Aimer est doux, trop aimer fait mourir. — À ceux qui chanteront ces vers, — l’auteur souhaite une fidèle amie. »


Cette complainte éveilla sans doute un souvenir pénible dans l’esprit de Cornelio, car sa voix s’altéra en chantant le dernier couplet. Je me promis de guetter le moment favorable pour lui demander la confidence de ses chagrins. Après la complainte, il nous fit entendre plusieurs romances moins sombres, et entre autres la fameuse chanson : Vi vugghiu fari ridiri, composée par un homme du peuple, et dont les muletiers de la côte orientale m’avaient déjà régalé.

— Par grâce, dit Cornelio en quittant la table, donnons-nous un peu de mouvement. Je propose une promenade en mer dans mon iachetto.

Le petit mousse, qui était sorti pour faire son expédition de la chauve-souris, annonça que la brise soufflait du sud-ouest.

— Profitons-en, dit le patron. Nous pourrons doubler le cap avant le lever du soleil, et pêcher quelques poissons sur la côte de Solanto.

Les dames, coiffées seulement de leurs magnifiques cheveux, arrangèrent leurs châles en manière de capuchons, tandis que

  1. Le mot tyran n’ayant point de féminin en français, on dirait tigresse.