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une bastarda, et comme je lui témoignais mon grand désir de savoir la cause de ses superstitions, il me promit de me raconter son histoire, si je consentais à revenir par mer avec lui. Les quatre donzelles étaient déjà dans la voiture. Malgré leurs œillades, j’acceptai la proposition de Cornelio ; mais avant de me séparer de la joyeuse compagnie, je m’approchai de la portière ouverte pour demander l’autorisation de rendre mes devoirs à chacune de ces dames en particulier. Outre les heures où l’on pouvait les trouver chez elles, toutes les quatre m’indiquèrent leur église paroissiale et la messe qu’elles y allaient entendre le dimanche. Zullina et Fillidi ne manquaient jamais d’assister à la grand’messe au Dôme. La Messinienne, plus mystérieuse, se levait matin ; c’était à la messe de huit heures que ses amis venaient la chercher. La Catanaise allait à Saint-Dominique pour écouter l’orgue, qui est le meilleur de la ville[1]. Muni de ces l’enseignemens, je dis adieu à toute la carrossée ; le cocher fouetta ses chevaux, et la berline partit pour Palerme.

La rosée du matin et l’air de la mer avaient imprégné nos habits d’une humidité désagréable. Cornelio me proposa d’entrer dans une locanda. Comme la salle d’honneur était basse et froide, nous allâmes à la cuisine. Tandis que le patron nous servait le café au lait de chèvre et le fromage blanc appelé ricotta, sa fille apporta une botte d’herbes sèches et de sarment encore garni de ses feuilles. Afin d’entretenir le feu, elle y jetait un à un les brins d’herbe et de vigne, et la flamme reproduisait en pétillant les formes de chaque plante. Quand je vis le seigneur Dragut ranimé par le feu et par la bienfaisante chaleur du café, je lui rappelai sa promesse de me raconter ses malheurs. Il bourra de tabac une pipe de terre brune représentant le masque de l’acteur Pasquino, et, tout en fumant, il commença le récit qu’on va lire.


II.

Puisque vous avez l’envie de me connaître, dit le seigneur Cornelio, nous remonterons, s’il vous plaît, non au déluge, mais à l’invasion des Normands en Sicile. Vous savez que les expéditions de cette race turbulente se distinguaient par un certain caractère de violence et de férocité. Un arbre généalogique dessiné de la main de mon grand-père prouve que je descends par les femmes d’un vaillant chevalier, compagnon d’armes de Robert Guiscart. Malgré les mélanges du sang sicilien et de l’espagnol avec celui de mon

  1. Les touristes en Sicile savent que les femmes galantes de Palerme ne croient pas mal faire en donnant des rendez-vous dans les églises. On recueille les détails de ce genre ; on ne se permettrait pas de les inventer.