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désertion de la veille. Malgré les amusemens de la fête, on s’était aperçu de mon absence. Don Massimo m’avait remplacé sur le siège de la berline, et on ne l’avait pas trouvé si bon cocher que moi. Les dames ayant pris goût aux parties de campagne, une excursion à Santa-Flavia était organisée pour le lendemain. On comptait sur moi pour conduire la bastarda ; c’était l’ordre et la prière d’Aurélia. Pénétré de mon nouveau rôle, je crus pouvoir accepter sans danger cette invitation. Pendant la nuit suivante, je dormis d’un sommeil de stoïcien et je m’éveillai le lendemain satisfait de moi-même, sans me douter que le plaisir de revoir Aurélia entrait pour quelque chose dans ma bonne humeur. Je me rendis à huit heures chez don Massimo, et j’y trouvai la compagnie au complet. La jeune fille m’accueillit en souriant, et me tendit une main que je pressai avec émotion. Pippino voulut monter à côté de moi sur le siège ; la calèche partit en avant, et je fouettai les chevaux de la bastarda. À Santa-Flavia, don Massimo exhiba une permission de visiter la villa du marquis Artale. Le concierge nous ouvrit les jardins sans prendre la peine de nous surveiller. La journée se passa gaiement ; je me sentais une liberté d’esprit qui me donnait la plus haute opinion de mon courage. Nous devions dîner à Palerme en rentrant ; mais pour attendre plus patiemment, nous avions apporté une collation. Don Massimo eut la fatale idée de m’offrir du vin de Marsala qu’il avait récolté lui-même. Je vidai la bouteille aux trois quarts, et tout à coup je sentis ma raison s’envoler comme si quelque sorcier me l’eût ravie pour l’enfermer dans une fiole.

La romance populaire que je vous ai chantée à table compare la folie du jaloux à un cheval emporté : c’est un tigre altéré de sang que l’auteur aurait dû dire ; mais si vous ajoutez à la jalousie cette ivresse du vin qui vous change un homme en brute, comme Nabucco, il n’y a plus de faute, d’extravagance ni même de crime dont un corsaire de mon espèce ne devienne capable sous cette double influence. Lorsque je vis Aurélia s’approcher de son amant et lui parler à l’oreille, j’éprouvai une sorte de transport au cerveau. Je courus à travers les plates-bandes du jardin comme un fou échappé de son cabanon. J’ouvris mon couteau et je le lançai dans les arbres à de grandes distances avec une sûreté de main qui n’abandonne jamais le Sicilien.

Pour appuyer son discours d’une démonstration, don Cornelio prit sur la table un couteau qu’il introduisit dans la manche de son habit. En frappant de la main gauche sur le poignet droit, il lança le couteau à l’autre bout de la chambre, et la lame pénétra d’un pouce dans le bois de la porte. Je le regardais de travers en lui demandant s’il avait un meurtre sur la conscience ; mais il ne répondit pas à ma question.