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trop de ta patience. Pour cela, il me faut remonter à quelques années en arrière, aller fouiller dans les souvenirs de ma vie, de notre vie de jeune homme, car tu es aussi pour quelque chose, et sois-en fier, dans mon histoire. M’y voici. Te souviens-tu de la seule querelle presque sérieuse qui ait jamais troublé une amitié de vingt ans? Tant d’orages ont grondé depuis sur nos têtes, que ce détail insignifiant a pu sortir de ta mémoire : permets-moi donc de le rappeler en quelques mots à ton souvenir. Ce soir-là, c’était la fête du lac d’Enghien; il y a de cela cinq ou six ans; nous étions jeunes alors ou à peu près, peu scrupuleux dans le choix de nos plaisirs et de nos amours, et, si je m’en souviens bien, attablés en partie carrée dans un cabinet du restaurateur du Joli Moulin, — toi, moi-même, une dame dont le nom m’échappe, et cette excellente fille que j’avais surnommée du nom de Mm" Dubuisson à cause de son amour effréné pour les écrevisses. Le porte-t-elle toujours avec honneur et sans gastrite? Ce qu’Adèle avait consommé de rouges crustacés dépassait toutes limites. L’unique et dernier débris du troisième buisson ayant figuré sur son assiette, par pure humanité j’opposai un refus inexorable à ses instances de faire un nouvel appel aux ressources écrevissières de l’établissement. Une querelle domestique s’ensuivit. Mal soutenu de ton côté et poussé à bout par des reproches immérités de parcimonie, j’ordonnai au garçon de servir sur la table toutes les écrevisses disponibles au buffet, m’engageant de plus à payer la prime d’un kilogramme de croquignoles par douzaine d’écrevisses que notre convive ferait passer de son assiette dans son estomac, carapace non comprise. L’affamée s’arrêta à la quarante-huitième, et moi-même je sortis pour remplir les termes de mon engagement, en allant chercher dans la foire huit livres de croquignoles. Ta mémoire suffisamment rafraîchie te rappelle maintenant sans effort que vous m’attendîtes inutilement jusqu’à onze heures dans le cabinet du Joli Moulin; que, saisis d’impatience et de crainte, vous vous livrâtes dans le parc et au bord du lac aux plus minutieuses recherches, sans retrouver ni ma personne ni la voiture qui nous avait amenés, et qu’enfin, à bout de force et de patience, vous vous décidâtes à rentrer au logis dans un déplorable coucou. Le mot est de toi. Si de tous ces détails tu te souviens, tu te souviens encore de notre grande scène du lendemain, où tu me prouvas catégoriquement que j’avais abusé de tes jambes comme jamais Damon n’avait abusé des jambes de Pythias, sans oublier la maladie de cette bonne Dubuisson, qui voulut donner les apparences d’une maladie de cœur à ce qui n’était qu’une bonne et loyale indigestion. Voyons, après six ans, que je t’explique le mystère de ma disparition.