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veux, disait-il, un usurpateur magnanime, éclairé, qui sache, par un superbe et éclatant cromwellisme, faire admirer et redouter un peuple qu’il force à respecter et bénir la servitude. » Ce mot, échappé à la passion dès le commencement de la révolution, est comme l’épitaphe de cette triste époque du directoire, dont M. de Barante vient d’écrire l’histoire politique. Ce n’est pas, la fin de la révolution, mais c’est une ère nouvelle qui commence, celle de la réconciliation, tant de fois tentée depuis sous toutes les formes et tant de fois avortée, des élémens de la société française.

Tel est en effet le caractère de cette révolution dans son étrange et radicale puissance, qu’elle ne touche pas seulement aux institutions politiques : elle prétend refondre cette société tout entière en la plongeant dans la cuve d’airain. Elle porte le marteau de la démolition sur ce vieil édifice, et elle en disperse les fragmens, afin qu’ils ne se rejoignent plus. Les classes anciennes, elle les supprime par la mort et par la spoliation ; les traditions, elle cherche à les effacer ; elle veut changer les goûts, les idées, les mœurs de tout un peuple, les rapports des hommes. Le nom des lieux, des personnes, des mesures, disparaît comme le reste. Le temps lui-même ne sera plus compté comme autrefois, et il faudra un calendrier nouveau, de même aussi que des religions nouvelles. — Voilà l’œuvre qui s’accomplit depuis ces premiers momens de 1789, où la royauté vivait encore, où régnait cette souveraine gracieuse et aimable qui avait la majesté de la puissance avant d’avoir la majesté du malheur et de la mort, jusqu’à cet autre instant où Barras siège au Luxembourg et où Mme Tallien est reine. C’est ce côté de la révolution que deux écrivains, MM. de Goncourt, ont voulu peindre dans une Histoire de la société française pendant le directoire. Ils l’ont peint peut-être un peu légèrement, d’un trait qui n’approfondit pas ; mais ils rassemblent curieusement les élémens bizarres de ce tableau confus, et ils le font revivre dans son incohérence. C’est moins une histoire qu’une série d’esquisses anecdotiques, où les auteurs n’oublient rien, ni les perturbations jetées dans la vie sociale, ni les mœurs, ni les modes, ni le travail moral d’un peuple qui cherche à se retrouver lui-même et à se reprendre à l’existence, ni l’aspect matériel de Paris, ce théâtre privilégié et terrible de la révolution. Un jour donc où cette société française se réveille de cette nuit de la terreur, parcourez avec les auteurs ce Paris qui depuis cinq ans a vu tous les spectacles, et vous aurez sous les yeux comme un résumé saisissant de tous les événemens accomplis. Dans ce monde qui renaît à peine et qui ne se connaît pas, tout est confondu, la lutte est de toutes parts ; mais il y a un sentiment universel, c’est la hâte de vivre, le besoin, la rage de se retrouver, de recomposer une vie sociale. Il n’y a plus de salons, on se répand dans les lieux publics, dans les promenades ; ou va au théâtre entendre les Aristides modernes ou l’Intérieur des comités révolutionnaires, et applaudir frénétiquement à la dérision de toutes ces choses qui faisaient frémir la veille. De tout cela il sort un monde étrange, bariolé, fantasque, de courtisanes vêtues à la grecque ou à la romaine et d’élégans équivoques, de fournisseurs enrichis qui étonnent par l’insolence de leur luxe, et de pauvres rentiers ruinés qui risquent de mourir de faim ; — un monde de licence, de débauche et de corruption.