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qu’elles fussent, étaient probablement acceptées des seigneurs eux-mêmes. C’est sous cette forme insaisissable, par ces récits contagieux, qui se répètent d’abord à voix basse dans les veillées et se propagent invinciblement dans tous les esprits, que la conscience publique travaille et se fortifie sous l’oppression, parmi les populations ignorantes et dispersées dans les campagnes.

Des renseignemens non moins intéressans sur l’état des esprits et sur les mœurs fort peu retenues de ces petits sultans féodaux remplissent la chronique de Lambert. Son contemporain, Baudouin II de Guines, est un type remarquable, un homme qui sur un plus grand théâtre aurait probablement beaucoup innové et fait grand bruit. Il était discuteur, chercheur, plus instruit, dit Lambert, de certaines choses qu’il n’est nécessaire ; il aimait à embarrasser les clercs de questions et d’objections, faisait traduire les livres latins en roman, fondait une bibliothèque, et formait lui-même un bibliothécaire, laïque comme lui. On voit déjà en effet un certain laïcisme se développer dans cette petite cour de Guines ; les chansons de gestes, romans de chevalerie et fabliaux satiriques, y faisaient la guerre aux gloses théologiques ; quand Baudouin avait écouté les dissertations de ses clercs, il ripostait par ces histoires romanesques, qui étaient la littérature, et, on pourrait dire, la foi du monde seigneurial, car on y croyait très sérieusement. Lambert lui-même semble mettre, très-naïvement, il est vrai, et sans mauvaise intention, sur la même ligne l’autorité de Moïse et celle d’Ovide, la Genèse et les Métamorphoses. Il est grandement dommage que Lambert ne se soit pas étendu plus longuement sur les discussions de Baudouin et l’influence des trouvères sur l’éducation des jeunes seigneurs ; mais ce qu’il en dit nous fait déjà entrer assez intimement dans la vie intellectuelle des châteaux à la fin du xiie siècle.

M. de Godefroy Menilglaise n’a pas omis d’ajouter à sa publication des notes, des glossaires, des généalogies, des éclaircissemens. « Dans le latin travaillé de Lambert, dit-il, encore classique, semé de quelques archaïsmes, font invasion les mots nouveaux ou d’acception nouvelle. Peu d’ailleurs marquent mieux la transition de l’idiome des Romains aux idiomes qui lui ont succédé dans l’Europe méridionale ; peu ont été autant rappelés dans le grand glossaire de Ducange. » Sa chronique est d’ailleurs écrite avec une certaine naïveté pédantesque fort commune à cette époque et une bonhomie souvent passionnée. Lambert aime le peuple, il maudit l’oppression, mais il rend volontiers hommage aux seigneurs bons et justes ; tout ce qui est servitude et vexation anime son style, et il invective alors en son plus beau latin, avec force exclamations. Il devient ainsi lui-même un des signes du temps, une vive expression du sentiment qui opprimait les âmes, de la puissante aspiration qui les élevait et les fit enfin parvenir, à travers tant de désordres, à une ère plus tranquille et à des institutions mieux ordonnées.

Louis Binaut.
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V. de Mars.