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Quel était le but dernier du comte de San-Luis ? Il avait sans doute, lui aussi, son acte d’autorité souveraine en réserve, son projet de réforme constitutionnelle. Il voulait, à ce qu’il semble, frapper le sénat, qui était un foyer d’opposition depuis deux ans, achever la désorganisation des anciens partis et aller chercher un appui dans les masses. L’Espagne se trouvait entre une révolution et un coup d’état, — et tel se pose naturellement une question grave : combien de temps un pays peut-il assister à ce spectacle de tous les désordres dans les régions politiques sans se sentir lui-même atteint ? La Péninsule voyait depuis deux ans les conflits et les crises du pouvoir se succéder, et elle restait calme. Une première insurrection militaire qui éclatait à Saragosse dans l’hiver de 1854 ne trouvait encore aucun écho dans la population ; mais en réalité il se poursuivait partout un travail profond de désaffection. Le gouvernement, avec sa dictature, voyait le pays lui échapper. Il n’avait ni l’armée, dont il proscrivait les chefs, ni la noblesse, dont il froissait la fierté, ni les classes politiques acharnées contre lui, ni le peuple, sur lequel il prélevait un emprunt forcé sous la forme d’une anticipation d’impôts. Il vivait dans une telle atmosphère d’hostilité, que pendant cinq mois le généra] O’Donnell, qui avait reçu l’ordre de se rendre aux Canaries, et qui avait résisté à cette injonction, put rester caché à Madrid sans être découvert. O’Donnell changeait souvent d’asile ; il fut malade au point de recevoir les sacremens ; on ne le trouva pas. Qu’il y eût une conspiration permanente dans cet intervalle, tout le monde le savait ; le petit nombre s’y associait activement, le reste laissait conspirer. Voilà où en était l’Espagne au mois de juin 1854.

Maintenant, à ce point extrême, qu’on observe deux faits : le parti progressiste parait, à peine jusqu’ici dans cette mêlée. Sans doute il est l’allié des dissidens conservateurs dans leur opposition, et en définitive c’est à son profit que se joue cette triste partie ; mais il ne se montre point avec sa politique et son drapeau à la tête d’un mouvement d’opinion. Cela est si vrai qu’en ce moment même M. Olozaga, qui était à Bayonne, faisait offrir son appui et celui de ses amis au général Cordova, s’il formait un ministère en rouvrant les cortès et en donnant place dans le conseil à deux progressistes des plus connus par leur modération, MM. Cantero et Gomez de la Serna. Ce n’est point visiblement en outre par un vice de doctrines et de principes que le gouvernement des idées modérées succombait en Espagne ; la paix extérieure du pays à travers toutes les crises restait comme un dernier témoignage de l’efficacité de ces idées. Le gouvernement modéré périssait par les passions et les ambitions des hommes, par les témérités des uns et les impatiences des autres, par une émulation universelle à s’entredétruire, en se servant de toutes les armes,