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et vicieux, la populace abrutie et rebelle. Telle sera la double base de plus d’une pièce d’Aristophane.

Quand le cycle épique fut fermé, l’art dramatique fit son apparition. L’épopée avait tout embrassé : c’était une peinture à grandes lignes qui avait retracé une longue histoire, et n’avait pu indiquer que les idées principales qui en ressortaient ; mais, puisque tous les arts prennent leur vie dans celle de la société même, aussi longtemps que celle-ci avance, ils doivent avancer aussi. Cette force interne les pousse à la maturité, à la plénitude que leur nature comporte, et jusqu’à ce que l’esprit et le goût général qui les a fait naître et les a nourris soient épuisés, il faut que chacun d’eux se développe et émette tout ce qu’il contient. Le drame n’arrivait qu’à la condition d’entrer plus avant dans les choses, comme l’esprit national y entrait lui-même. Il devait embrasser moins et montrer plus à fond ce qui était renfermé dans son sujet. En outre, comme il rassemblait la foule autour de lui pour l’émouvoir par le spectacle d’un seul événement et dans un temps fort limité, il fallait, pour y réussir, que l’impression fût forte, et par conséquent qu’elle fût une : de là la nécessité de séparer l’élément sérieux de l’élément comique. Il y eut donc deux drames, — la tragédie et la comédie. Ainsi les deux idées, l’une religieuse, l’autre critique, d’abord faiblement distinguées par le sentiment populaire, puis posées ensemble dans l’épopée, s’isolaient définitivement, prenaient pour ainsi dire deux corps séparés, et formaient deux genres qui allaient vivre et s’organiser à part. L’une cherchait à exciter l’admiration par la représentation du grand, du beau, du divin ; l’autre mettait son succès dans le rire, ce phénomène si singulier de la nature humaine qui se produit à la vue du difforme, du mesquin, de tout ce qui nous rabaisse. La tragédie prit son grand moyen dans la mort ; c’est en effet une chose générale, et pourtant peu ou point mentionnée dans les théories dramatiques, que la mort est toujours en perspective dans la tragédie : ce fait ne souffre aucune exception dans aucun théâtre. En même temps, la tragédie choisit ses événemens et ses personnages dans les hauteurs de la société : elle met en scène des rois, des chefs de république ou des pouvoirs quelconques qui influent sur l’existence de tous, qui sont les soutiens ou les agresseurs de la loi, qui agissent enfin dans les régions supérieures du juste et de l’injuste, et aux sources mêmes de la vie sociale. Le choix des personnages se lie étroitement ici au choix du moyen dramatique ; tous deux veulent dire que la tragédie a pour domaine les vérités essentielles et l’effort que l’homme fait pour s’y élever, en refoulant ses passions, en surmontant même ses instincts naturels. Telle est l’idée de la tragédie, à la prendre du moins dans les trois ou quatre grands fondateurs qui en ont fait entrevoir