Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais la conclusion en général ne paraît pas favorable au mariage : « Vous ne vous marierez pas, si vous êtes sage ; vous ne quitterez point votre genre de vie d’à-présent. Je me suis marié, moi ; c’est pourquoi je vous conseille de n’en rien faire. — C’est une chose arrêtée ; le dé en est jeté ! — Allez donc alors. Et maintenant que Dieu vous garde ! C’est une véritable mer d’embarras sur laquelle vous allez vous embarquer ; ce n’est pas la mer d’Afrique, ni la mer Egée, ni la mer d’Égypte, où sur trente vaisseaux il s’en sauve au moins trois ; dans le mariage, il ne s’en sauve pas un seul ! »

Pendant que la comédie étalait ainsi toutes les misères du mariage tel qu’il était constitué, elle entourait de mille séductions l’amour des courtisanes. La comédie moyenne, qui gardait encore quelque chose de la rudesse aristophanique, les avait mises en scène pour les déchirer et les punir ; mais le progrès de la décadence morale les réhabilita bientôt sur le théâtre. Ménandre, qui menait lui-même la vie efféminée que justifiait la théorie d’Épicure, trouvait dans son propre cœur toute l’histoire de cet amour passionné, vertigineux, dans lequel l’imagination, le cœur et les sens se confondent, et que le premier il fit entrer comme ressort principal dans toutes ses pièces. « Il n’y a pas une pièce du doux Ménandre qui soit sans amour, » dit Ovide. « Tous les drames de Ménandre, dit Plutarque, n’ont qu’un seul mobile, l’amour, qui en est comme l’inspiration générale et partout répandue. » Il ne nous reste presque rien qui puisse nous faire juger de la manière dont il exprimait ces mouvemens si variés et si propres à l’art dramatique. Un passage traduit par un poète latin offre cependant un des exemples les plus remarquables de la délicatesse et de la vérité naïve de ces peintures. Un jeune homme brouillé avec sa maîtresse jure qu’il ne la verra plus ; il voit tous ses torts passés ; rien de plus inébranlable que sa résolution présente ; l’honneur, la raison, le devoir lui ordonnent de la quitter, et il sera docile à leur voix. « Oui, Dave, dit-il à son valet, je veux que tu m’en croies ; je suis décidé à mettre fin à toutes ces peines. Quoi ! je m’obstinerais à faire la honte de ma famille, déjà ruinée ! j’irais, au scandale de tout le monde, briser l’héritage de mon père contre ce seuil indigne ? J’irais encore chanter, sous la pluie, ivre et une torche à la main, devant la porte de Chrysis ? » Dave se réjouit ; il l’encourage, il remercie les dieux d’une si belle résolution, quand aussitôt le jeune homme, qui ne l’a pas écouté, l’interrompt : « Dis-moi, Dave, lui dit-il, crois-tu qu’elle pleure si je la quitte ? » Ce trait admirable a été emprunté par Racine dans une situation toute semblable :

Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?